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Le juge n’a pas à compléter les lacunes dans la preuve lorsqu’elles sont intentionnelles

Résumé de décision : Electrolux Canada Corp. c. American Iron & Metal l.P., EYB 2016-271681 (C.A., 20 octobre 2016)
Le juge n’a pas à compléter les lacunes dans la preuve lorsqu’elles sont intentionnelles

L'intimée est dans le domaine de la revente de résidus de métal et a signé un contrat à long terme avec l'appelante par lequel l'intimée achète les métaux, étant les résidus de l'usine de l'appelante. En dépit de ses obligations de vendre ses résidus de métaux à l'intimée aux prix convenus, l'appelante a unilatéralement mis un terme au contrat et refusé dès lors de vendre les résidus en exécution de ses obligations contractuelles. L'intimée a arrêté de verser les montants dus pour les métaux achetés avant la résiliation unilatérale du contrat et a poursuivi l'appelante pour la perte de profits anticipée résultant du défaut de l'appelante d'honorer ses obligations. Cette demande a été accueillie à hauteur de 1 679 549,43 $ (majoré des intérêts, de l'indemnité additionnelle et des dépens) par le juge Sansfaçon, lequel a également accueilli en partie la demande reconventionnelle de l'appelante, soit à hauteur de 641 319,18 $ et a ordonné la compensation entre ces montants. L'appelante se pourvoit uniquement à l'encontre de la partie du jugement traitant de la demande principale. Notons également que l'appelante ne conteste pas les conclusions du juge relatives à la faute et au lien de causalité. Seuls les dommages sont en jeu.

En première instance, le juge, en accordant les dommages, a accepté la preuve présentée par l'intimée. Ce faisant, il n'a pas calculé la perte de profits comme la loi le requérait, mais bien un autre chef de dommages, soit le revenu anticipé en exécution du contrat moins certains coûts liés directement à l'activité économique d'achat des résidus de métaux de l'appelante et de sa revente à des clients. En somme, le juge a accordé les revenus perdus moins certaines dépenses, mais pas la perte de profits.

L'appelante a d'abord affirmé que l'intimée n'avait subi aucun dommage parce qu'elle était capable, en totalité, de continuer de fournir ses clients avec les métaux acquis ailleurs que chez l'appelante. Or, le juge a rejeté cette prétention et il a correctement accepté, en se basant sur la preuve soumise, que l'intimée aurait pu vendre tous les résidus disponibles d'autres fournisseurs en plus de ceux acquis de l'appelante si cette dernière avait respecté le contrat. Le juge était donc fondé à conclure que l'intimée a subi un préjudice par suite de la résiliation du contrat. Toutefois, la quantification du préjudice est ici empreinte d'une erreur manifeste et dominante.

L'article 1611 C.c.Q., cité avec raison par le juge, édicte que les dommages-intérêts dus au créancier compensent la perte qu'il subit et le gain dont il est privé. On tient compte, pour les déterminer, du préjudice futur lorsqu'il est certain et qu'il est susceptible d'être évalué. En l'espèce, l'intimée aurait pu décider de récupérer sa perte en prouvant un coût plus élevé pour obtenir du métal d'autres fournisseurs que l'appelante. Or, comme elle était en droit de le faire, l'intimée a poursuivi pour les profits dont elle a été privée en raison de la faute de l'appelante. Au paragraphe 59 du jugement attaqué, le juge a erronément décrit un tel profit comme étant « la différence entre le prix payé et le prix vendu, moins les coûts d'exploitation de l'entreprise pour cette activité ». Autrement dit, il est d'avis que la perte de profits est équivalente aux revenus moins les coûts directs.

Le juge a ensuite étudié la preuve qui inclut les coûts du transport, de la manipulation et de la transformation et les coûts de livraison des résidus de métaux obtenus de l'appelante. Remarquant une lacune dans la preuve des coûts directs (comme les salaires des employés directement impliqués dans la manipulation des résidus de métaux), le juge est allé jusqu'à doubler arbitrairement le montant fourni par le témoin de l'intimée.

Le juge disposait de suffisamment de preuve pour prévoir les quantités de métaux qui, en toute probabilité, auraient été fournies par l'appelante, n'eût été la résiliation. Le juge était toutefois bien au fait que la preuve de l'intimée quant aux coûts était problématique et il en a fait part à l'intimée, qui a choisi de ne pas faire témoigner d'expert pour prouver ses dommages. Au lieu de cela, elle a appelé à témoigner sa directrice des finances, pour éclairer le tribunal sur les coûts directs, et puis est retournée à la Cour au deuxième jour du procès dans ce qui semble être une tentative de remplir la lacune dans la preuve avec un coût d'ensemble non corroboré de 21 $ par tonne de résidus de métal. Jamais l'intimée n'a-t-elle produit d'états financiers ni de chiffres globaux afin de tenter de calculer sa marge de profits bruts. À cet égard, il n'y a visiblement aucune preuve au dossier des coûts d'exploitation de l'intimée autre que celle strictement et précisément liée à la récupération des résidus de métaux de l'appelante et sa revente à un client précis.

L'expert de l'appelante a témoigné de façon claire et non contredite que la perte du profit ne peut pas être calculée sans égard aux coûts d'exploitation. L'expert a affirmé qu'il n'y avait pas d'indice sur les commissions de vente, sur les salaires globaux (c'est-à-dire non seulement les coûts des travaux liés directement à l'exécution du contrat en cause), les coûts et la maintenance de la machinerie, la dépréciation et l'électricité. L'on peut ajouter à cette énumération le loyer et les coûts fixes comme l'hypothèque, les taxes foncières, les intérêts bancaires, les charges générales, l'assurance et les frais d'administration.

L'avocate de l'intimée a plaidé que les frais généraux sont constants, de sorte que la preuve de ces postes de dépenses n'est pas nécessaire pour démontrer la perte de profit résultant du non-respect du contrat en litige. Or, cette position est spécieuse puisque, si c'était vrai, alors le contrat en question serait nécessairement traité pour les présentes fins comme comportant moins de coûts d'exploitation et, donc, générant une marge de profit plus importante que le reste des activités de l'intimée. Il y a lieu de considérer que l'absence de preuve par l'intimée des coûts globaux énumérés ci-haut comme étant fatale à la preuve de la perte de profit. L'intimée avait le fardeau de prouver une telle perte. L'erreur du juge à cet égard est manifeste et dominante et, vu l'absence de preuve, nous ne pouvons pas substituer notre jugement à celui du juge de première instance en calculant la marge brute et l'appliquant à la perte de revenue anticipée telle que calculée par le juge pour arriver à quantifier la perte de profit.

L'article 292 de l'ancien Code de procédure civile (a.C.p.c.), en vigueur au moment du procès, édicte que, en tout temps avant jugement, le juge qui préside le tribunal peut signaler aux parties quelque lacune dans la preuve ou dans la procédure, et leur permettre de la combler, aux conditions qu'il détermine. Certains jugements ont élevé cette discrétion du juge à un devoir, mais dans d'autres cas, l'on a décidé que cet article confère une discrétion. Cette cour a déjà décidé que le juge de première instance a fait défaut d'appliquer l'article 292 a.C.p.c. et a retourné les dossiers en première instance pour que la preuve puisse être administrée. Dans un de ces cas, la preuve des dépenses avait été faite, mais le juge a rendu un jugement voulant que la preuve administrée allât à l'encontre de l'intérêt supérieur de la justice et a rejeté l'action du demandeur. Cette cour, tout en opinant quant à la conclusion relative au fait que l'admission de la preuve en question était contraire à l'intérêt de la justice, a retourné le dossier à la Cour supérieure afin que le demandeur puisse administrer une preuve appropriée. Dans un autre dossier, une objection à la preuve de dommages basés seulement sur des états financiers non vérifiés n'a jamais été abordée par le juge. En décidant que l'objection était bien fondée, en appel, la majorité a renvoyé le dossier à la Cour supérieure pour que le demandeur puisse compléter sa preuve.

En l'espèce, il n'est pas approprié de retourner le dossier en Cour supérieure. Le défaut de démontrer la marge brute ou de prouver les éléments de coût à l'aide des états financiers ou d'une autre preuve, sans ou avec un expert, n'apparaît pas être le fruit d'un oubli. L'intimée est une grande entreprise avec une directrice des finances qui est une comptable professionnelle. L'intimée était conseillée par des avocates. Le défaut de produire un rapport d'expert peut difficilement être qualifié d'oubli et il ne peut davantage être dit que l'intimée a été prise par surprise par la position de l'appelante concernant les lacunes dans la preuve des dommages. En effet, cela a été soulevé par l'experte de l'appelante au procès. Il semble que c'est sciemment que l'intimée a fait défaut d'administrer une preuve des coûts d'ensemble donnant lieu au calcul de la marge de profit brut. Dans de telles circonstances, toute invitation au juge du procès de combler les lacunes dans la preuve en vertu de l'article 292 a.C.p.c. serait inutile. Il n'est pas présomptueux d'affirmer qu'un expert-comptable aurait abordé ce sujet, bien que le soussigné ne peut pas tenir pour acquis qu'une telle preuve puisse seulement être faite par témoin expert. Après tout, l'expert de l'appelante a pointé cette lacune dans la preuve des coûts, notamment dans son témoignage. L'intimée n'a pas demandé de rouvrir la preuve pour combler la lacune en question. Le juge connaissait la position de l'expert de l'appelante et a tenté de combler la lacune.

La tâche de déterminer les dommages est largement factuelle et la Cour doit faire preuve de beaucoup de retenue à l'égard de la discrétion du juge de soupeser la preuve. Toutefois, une telle déférence ne s'étend pas à l'adjudication en l'absence de preuve ou aux spéculations sur ce que la preuve devrait être afin de combler le vide lorsque cette donnée particulière qui manque est retenue par la personne ayant le fardeau de la preuve. Cela constitue une erreur manifeste, qui, étant donné son effet sur le quantum dans ce cas, est dominante. Alors qu'il est reconnu que le juge jouit d'une discrétion pour « arbitrer les dommages », cela implique un exercice d'évaluation de la preuve et de choisir parmi les éléments d’une preuve contradictoire ou de déterminer un montant. Cela inclut ni le pouvoir de décider en l'absence de preuve qui existe, mais qui n'a pas été produite, ni le pouvoir de supposer ce que la preuve aurait été s'il avait été faite, comme le juge l'a fait ici.

Durant l'audition, l'avocat de l'appelante a concédé que, bien que ni les dommages ni la perte de profits n'ont été prouvés par l'intimée, il était loisible à la Cour de se baser sur la deuxième position de l'intimée en première instance. Celle-ci avait alors plaidé (quoique pas devant nous) que, au moins, ses dommages devraient équivaloir au profit réalisé par l'appelante du fait de la résiliation du contrat. À cet égard, l'appelante a obtenu un prix de 172 795 $ de plus auprès d'un tiers que le prix qu'elle aurait obtenu de ses résidus par l'intimée en vertu du contrat. Ce profit serait toutefois limité à 110 795 $ résultant du coût de 62 000 $ pour l'acquisition de certains équipements nécessaire à l'exécution du nouveau contrat.

Quelle pourrait être la base d'un tel octroi de dommages? Dans l'arrêt Bank of Montreal v. Kuet Leong Ng, le juge Gonthier, parlant au nom de la plus haute instance du pays, reconnaît le principe que l'auteur d'une mauvaise action n'en retire pas des profits qui l'encouragent à mal faire. Le juge Gonthier a cassé les jugements de cette cour et de la Cour supérieure en condamnant l'ancien employé de la banque à remettre à son employeur les profits découlant de son abus de sa position de cambiste même si la banque n'avait pas subi de perte de profit en raison des actes du cambiste. Le juge était alors d'avis que le principe précité ne s'appliquait pas seulement aux contrats de mandats. Il a énuméré des cas dans le Code civil du Bas-Canada où il y a application de ce principe, quoiqu'aucun de ces exemples ne s'applique directement au contrat en cause. Par contre, dans Uni-Sélect Inc. c. Acktion Corp., la Cour d'appel a déterminé que l'article 1611 C.c.Q. est un cas où ce principe s'applique. Toujours dans Uni-Sélect Inc., le bénéficiaire d'une clause de non-concurrence ne pouvait pas démontrer de dommages causés par la violation de cette clause alors que la partie obligée avait profité des activités pratiquées en violation de cette clause. La Cour a estimé que le profit obtenu par la partie ayant violé la clause constituait la perte de profit du créancier de l'obligation.

De façon similaire, ici, l'intimée n'a pas réussi à prouver sa perte de profit, mais le juge a estimé que l'appelante a profité de sa rupture du contrat. Ajoutons que la preuve non contredite a indiqué que cette rupture de contrat est évidente et peut être qualifiée de mauvaise foi et d'acte fautif au sens de l'arrêt Bank of Montreal.

En conséquence, et bien qu'aucun appel incident n'ait été formé, il s'inscrit dans les conclusions recherchées par l'appelante de réduire la condamnation dans la réclamation principale au montant précité de 110 795 $ au lieu de zéro.

Il est vrai que le résultat de cet appel peut sembler sévère en regard de la violation patente du contrat par l'appelante, mais il n'y a aucune autre solution compte tenu du défaut par l'intimée de présenter une preuve adéquate de ses dommages.

Aussi, le jugement entrepris sera-t-il infirmé en partie en réduisant la condamnation de l'appelante à 110 795 $, mais en maintenant la condamnation en faveur de celle-ci dans sa demande reconventionnelle (et évidemment retenant la conclusion liée à la compensation des deux montants).


Ce résumé est également publié dans La référence, le service de recherche juridique en ligne des Éditions Yvon Blais. Si vous êtes abonné à La référence, ouvrez une session pour accéder à cette décision et sa valeur ajoutée, incluant notamment des liens vers les références citées et citant.

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