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Un règlement de la Société de transport de Montréal est jugé inconstitutionnel

Société de transport de Montréal c. Joubert, EYB 2016-270512 (C.M., 7 septembre 2016)
Un règlement de la Société de transport de Montréal est jugé inconstitutionnel

À la sortie du métro, les défendeurs ont été interpellés au hasard par des inspecteurs de la Société de transport de Montréal (STM) qui ont exigé d'eux qu'ils produisent la preuve de l'acquittement de leur droit de passage. Les défendeurs, qui avaient tous acquitté leur droit de passage en entrant dans le métro, n'ont toutefois pas été en mesure de produire cette preuve, car ils n'avaient pas conservé leur ticket après avoir franchi les tourniquets. Ils ont donc été accusés d'avoir contrevenu à l'article 6 du Règlement concernant les conditions au regard de la possession et de l'utilisation de tout titre de transport émis par la Société de transport de Montréal (le Règlement R-105). Par leur requête, ils demandent que les articles 6 et 9 du Règlement R-105 soient déclarés inconstitutionnels et inopérants à leur égard. Ils allèguent que ces articles portent atteinte à la présomption d'innocence garantie par l'alinéa 11d) et l'article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Ils allèguent, aussi, que l'article 9 du Règlement R-105 porte atteinte à la protection contre la détention arbitraire garantie par l'article 9 de la Charte canadienne. Ils allèguent, enfin, que ces articles du Règlement R-105 ne peuvent être sauvegardés par l'article premier de la Charte canadienne.

Avant de trancher les questions constitutionnelles, il faut déterminer le sens des articles 6 et 9 du Règlement R-105. Pour ce faire, il faut analyser ces articles ensemble, car ils sont intimement liés. À première vue, la tentation est forte de conclure que ni l'article 6, ni l'article 9 ne sont créateurs d'infractions. Mais une telle thèse ne pourrait pas tenir la route, car la STM a clairement exprimé son désir de créer une infraction à l'article 6 lorsqu'elle a rédigé, à l'article 62 du Règlement R-105, que quiconque contrevient à l'article 6 commet une infraction. Cela dit, quelle est l'infraction créée par l'article 6 ? Pour répondre à cette question, il est utile de regarder l'historique de la réglementation.

Avant 2008, l'usager n'avait que l'obligation de payer son passage au moment de son entrée dans le métro ou l'autobus. Une fois à l'intérieur, il était présumé avoir payé. En mai 2008, la STM a adopté le Règlement R-105, qui est entré en vigueur le 1er juillet 2008. C'est avec l'adoption de ce nouveau règlement que la STM a imposé à l'usager cette nouvelle obligation de récupérer et conserver avec lui le support conforme « faisant preuve » qu'il a payé son passage (articles 6 et 32). Les articles 6 et 32 font référence tous les deux à l'article 9, une autre nouvelle disposition qui permet aux inspecteurs de la STM d'exiger « en tout temps » que l'usager « démontre » qu'il a acquitté son droit de passage. Depuis 2008, donc, l'usager se trouvant à l'intérieur d'une station de métro ou dans un autobus n'est plus « réputé avoir acquitté son droit de passage ». Il lui incombe désormais d'en faire la « preuve » (inversion du fardeau de la preuve). Non seulement la STM exige que tout usager du métro ou d'un autobus fasse la preuve qu'il a payé, mais elle limite également les façons dont l'usager peut faire cette preuve. Ce dernier doit désormais produire le titre de transport utilisé, c'est-à-dire le support conforme. Aucune autre preuve, aussi convaincante soit-elle, ne peut éviter à l'usager de recevoir une contravention. Désormais, ni la preuve testimoniale ni les preuves circonstancielles ne peuvent éviter à l'usager de recevoir une contravention et d'être condamné.

La STM plaide que les défendeurs ne sont pas accusés de ne pas avoir payé, mais seulement de ne pas avoir conservé le support conforme. Avec égards, cette nuance ressemble à un sophisme lorsqu'on constate que l'article 62 du Règlement R-105 impose exactement la même peine à ceux qui ne conservent pas le support conforme (article 6) qu'à ceux qui ne payent pas du tout (article 57). Les gens accusés en vertu de ce dernier article ont au moins la possibilité de se défendre en soulevant un doute raisonnable sur l'absence de paiement. Mais les défendeurs n'ont pas cette possibilité, car toutes les méthodes de preuve normalement admissibles en matière pénale ont été écartées par l'article 6. N'ayant pas la seule et unique preuve que le Règlement R-105 permet, toute possibilité d'acquittement est écartée.

La STM plaide que l'article 6 du Règlement R-105 crée deux infractions distinctes, dont la deuxième est de ne pas avoir conservé avec soi le « support conforme ». La faiblesse de cet argument se trouve dans la présence, à l'intérieur de l'article 6, des mots « faisant preuve de cet acquittement aux fins de l'article 9 ». Si la STM voulait obliger les usagers à conserver le « support conforme » pour des raisons distinctes de la preuve de paiement, elle aurait pu se passer des mots « faisant preuve de cet acquittement aux fins de l'article 9 ». Un législateur est présumé ne pas parler pour ne rien dire. La présence des mots « faisant preuve de cet acquittement aux fins de l'article 9 » doit alors être interprétée comme ayant une importance. Les mots doivent avoir une raison d'être. Il faut donc conclure que la conservation du support conforme a comme fonction de faire la preuve du paiement.

D'autres facteurs appuient cette conclusion. À l'audience, la STM a mis considérablement de temps à plaider et à faire la preuve de l'importance d'assurer que les usagers paient pour leurs passages. Aucun autre motif n'a été avancé pour justifier l'adoption des nouveaux articles 6 et 9 du Règlement R-105. De plus, le nouveau système de la STM ne prévoit pas la réutilisation du support conforme pour sortir du métro. La STM ne peut donc soutenir que la conservation du support conforme jusqu'à la sortie du métro sert à recueillir des statistiques sur les trajets des usagers.

Somme toute, l'adoption des articles 6 et 9 du Règlement R-105 n'a pas d'autre objectif que d'améliorer la perception des droits et la rentabilité du métro et du service de transport par autobus. Il en découle que la nouvelle obligation de conserver le support conforme n'a pas d'autre raison d'être que de faire la preuve de l'acquittement du droit de passage. Les mots « faisant preuve de cet acquittement » signifient exactement ce qu'ils disent et la deuxième phrase de l'article 6 crée une règle de preuve relative à la question de savoir si l'usager a acquitté ou non son droit de passage. Si la deuxième phrase de l'article 6 est une règle de preuve, l'article 6 ne crée qu'une seule infraction : le non-acquittement du droit de passage.

Décidons maintenant si les articles 6 et 9 du Règlement R-105 portent atteinte aux droits garantis par la Charte canadienne. Les défendeurs plaident, d'abord, que le nouveau régime créé par ces articles porte atteinte à la présomption d'innocence. La STM soutient, elle, que les articles en question ne portent pas atteinte à la présomption d'innocence, car l'infraction alléguée ne constitue pas une infraction criminelle, mais une infraction statutaire. Elle affirme que dans un contexte réglementaire, l'inversion du fardeau de la preuve ne viole pas l'alinéa 11d) de la Charte canadienne.

D'entrée de jeu, mentionnons que les droits garantis par l'article 11 de la Charte canadienne peuvent être invoqués non seulement en matière criminelle, mais aussi en matière pénale statutaire, fédérale ou provinciale. Il est donc clair que la garantie prévue à l'alinéa 11d) de la Charte canadienne s'applique aux personnes accusées d'infractions statutaires réglementaires provinciales et qu'une disposition portant inversion de la charge de la preuve contrevient à cette garantie.

Dans la présente affaire, on pourrait être tenté de qualifier le nouveau régime créé par les articles 6 et 9 du Règlement R-105 de régime de « responsabilité absolue ». Mais ce serait une erreur, car ce régime va encore plus loin que la responsabilité absolue. La responsabilité absolue existe lorsque la preuve de l'acte prohibé entraîne automatiquement une déclaration de culpabilité, sans qu'il soit possible de se défendre en prouvant sa bonne foi ou sa diligence raisonnable. Mais les articles 6 et 9 vont encore plus loin. Ils dispensent la STM de l'obligation de prouver l'acte prohibé (le non-paiement du prix du passage) et empêchent le défendeur de faire la preuve de ce paiement. Les défendeurs ont raison de dire que l'article 6 crée une présomption irréfragable de culpabilité. Les gens interpellés par les inspecteurs de la STM sont présumés coupables à moins qu'ils ne prouvent leur innocence, et la preuve de cette innocence ne peut être faite que d'une seule façon, soit en produisant le « support conforme ». Toute autre preuve, quelle que soit sa valeur probante, est inadmissible. Il faut effectivement voir plus loin que la surface du nouveau régime. Le véritable effet des articles 6 et 9 est de mettre sur les épaules des gens interpellés le fardeau de prouver leur innocence -- sur le champ. Si les gens ne peuvent le faire sur le champ et de la manière exigée par la STM, l'affaire est réglée : ils devront payer la même amende et les frais que s'ils avaient sauté les tourniquets. Force est donc de conclure que les articles 6 et 9 contiennent une disposition qui inverse la charge de la preuve en imposant au défendeur la charge ultime de prouver qu'il n'est pas entré dans le métro ou dans un autobus sans payer.

Dans l'arrêt Oakes, la Cour suprême a affirmé que la présomption d'innocence exige que la culpabilité soit établie hors de tout doute raisonnable, que l'État ait la charge de présenter sa preuve contre l'accusé avant que celui-ci n'ait besoin de répondre et que les poursuites se déroulent d'une manière conforme aux procédures légales et à l'équité. Les articles 6 et 9 du Règlement R-105 portent atteinte à ces trois exigences. Premièrement, ces dispositions permettent une déclaration de culpabilité lorsqu'il y a un doute raisonnable. En effet, même s'il est convaincu que le défendeur a payé son passage, le tribunal ne pourra l'acquitter dès lors qu'il est établi que celui-ci n'avait pas le « support conforme » en sa possession lorsque sommé de le produire par un inspecteur. Deuxièmement, ces dispositions déchargent la STM de son obligation de présenter une preuve complète contre le défendeur avant que celui-ci n'ait besoin de répondre. Les dispositions obligent le défendeur à présenter sa preuve avant la STM. En fait, le défendeur doit présenter sa preuve avant même d'aller à la cour (en la présentant à l'inspecteur qui l'interpelle). Troisièmement, ces dispositions font en sorte que les poursuites ne se déroulent pas d'une manière conforme aux procédures légales et à l'équité, car elles enlèvent aux défendeurs toute possibilité de faire une défense par le biais des moyens de preuve normalement reconnus, comme la preuve testimoniale et la preuve circonstancielle. Même un reçu pour le paiement d'un ticket ne pourrait pas satisfaire à l'exigence créée par le Règlement R-105.

Par conséquent, les articles 6 et 9 du Règlement R-105 portent atteinte à la présomption d'innocence garantie par l'alinéa 11d) de la Charte canadienne. En raison de cette conclusion, il n'est pas nécessaire de décider si ces articles portent atteinte à l'article 7 de la Charte canadienne.

Déterminons maintenant si l'article 9 du Règlement R-105 porte atteinte à la protection contre la détention arbitraire. Pour ce faire, il faut se poser deux questions. Il faut d'abord se demander si l'inspecteur de la STM qui interpelle un usager à l'intérieur d'une « zone de contrôle » afin d'exiger le support conforme exerce un contrôle sur cet usager de manière à ce que celui-ci soit détenu au sens de l'article 9 de la Charte canadienne. Si oui, il faut ensuite se demander si cette détention est arbitraire.

Un citoyen ne fait pas automatiquement l'objet d'une détention dans chacune de ses interactions avec un agent de l'État. La détention visée à l'article 9 de la Charte canadienne s'entend de la suspension du droit à la liberté d'une personne par suite d'une contrainte physique ou psychologique considérable. Il y a deux situations possibles de détention psychologique : 1) lorsqu'un citoyen est légalement tenu d'obtempérer à une demande ou à une sommation ; 2) lorsqu'une personne raisonnable conclurait, dans les circonstances, qu'elle n'a d'autre choix que d'obtempérer à la demande des agents. Les cas les plus difficiles à décider sont les cas de détention psychologique dans la deuxième catégorie. Lorsque la détention tombe dans la première catégorie, c'est beaucoup plus simple. Il s'agit d'un cas manifeste de détention au sens de l'article 9 de la Charte canadienne. Or, les cas des défendeurs tombent dans cette première catégorie. L'article 9 du Règlement R-105 crée en effet une obligation d'obtempérer. Les défendeurs étaient légalement tenus d'obtempérer à une demande contraignante. La STM plaide que la détention ne commence que lorsqu'un usager n'est pas en mesure de produire le support conforme, et non au moment de l'interpellation des inspecteurs. Cet argument est mal fondé compte tenu du fait que le texte même de l'article 9 oblige l'usager à permettre à un inspecteur de la STM de vérifier s'il a acquitté son droit de passage. L'usager s'expose à une sanction pénale s'il refuse de permettre cette vérification, peu importe ce qu'il en résulte. Par conséquent, il y a lieu de conclure que les défendeurs ont été détenus au sens de l'article 9 de la Charte canadienne au moment de leur interpellation par les inspecteurs.

Quant au caractère arbitraire de la détention, la STM plaide que lorsque la preuve du support conforme est demandée, les usagers ne sont pas détenus arbitrairement puisque les inspecteurs sont autorisés par la loi à demander aux usagers de montrer qu'ils sont en possession de ce support faisant preuve de paiement. Il est vrai que l'article 140 de la Loi sur les sociétés de transport en commun donne ce pouvoir aux inspecteurs. Toutefois, même si elle est autorisée par une loi, une détention peut être arbitraire. Une détention, bien qu'autorisée par une loi et exécutée pour des fins légitimes, est arbitraire s'il n'y a aucun critère, norme, directive ou procédure de sélection et si la sélection est laissée à l'entière discrétion des agents. C'est le cas en l'espèce. Les interpellations faites par les inspecteurs de la STM étaient complètement aléatoires et constituaient l'exercice d'un pouvoir discrétionnaire absolu. La STM n'a fait preuve d'aucun critère de sélection utilisé par ses inspecteurs pour interpeller un usager afin de lui demander de faire la preuve du paiement de son titre de transport.

La STM plaide que lorsqu'un usager entre dans le système de transport de la STM, il entre volontairement dans une zone d'activité réglementée. L'usager sait donc que pendant la période où il est sur les lieux de la STM, il est soumis aux règles qui gouvernent cette zone. Cette comparaison à une activité réglementée est boiteuse, car contrairement à la personne qui choisit de s'engager dans une activité industrielle ou commerciale, l'usager du transport en commun ne tire aucun profit financier de son activité. Et contrairement à la chasse ou la pêche, le déplacement en métro ou en autobus de la STM n'est pas une activité de loisir. Le transport en commun est un service public essentiel qui appartient à tous et dont l'utilisation est un droit. Le paiement du tarif n'est qu'une façon de financer le service et de répartir ce financement équitablement entre les usagers en fonction de leur utilisation. Mais l'utilisation de ce service reste un droit et le quai du métro reste un espace public qui appartient à tous. Il ne faut pas comparer le quai du métro à une propriété privée que le propriétaire peut gérer à sa guise. Il ne faut pas non plus le comparer à un immeuble de bureaux de la fonction publique où l'accès peut de façon légitime être limité aux fonctionnaires qui y travaillent. Moyennant le paiement du droit au moment de son entrée, et dans la mesure où il respecte les règles de sécurité et ne dérange pas les autres, l'usager du métro a le droit d'être sur le quai et à tout endroit appelé « zone de contrôle » sans craindre d'être « contrôlé » ou appelé à justifier sa présence. L'usager du métro ou d'un autobus a les mêmes droits que toute personne dans un espace public, et cela comprend le droit de ne pas être interpellé sans raison par un agent de l'État qui exige que l'on produise des papiers. Ce genre de contrôle par un agent de l'État est contraire à nos traditions de liberté publique et évoque de mauvais souvenirs d'autres pays au siècle dernier. Il ne doit pas être toléré lorsqu'il existe d'autres moyens, moins répugnants, pour atteindre le même objectif.

Somme toute, l'interpellation des défendeurs par les inspecteurs de la STM constituait une détention arbitraire qui portait atteinte à l'article 9 de la Charte canadienne. Puisque ces interpellations étaient autorisées par l'article 9 du Règlement R-105, ce dernier article porte atteinte à l'article 9 de la Charte canadienne.

Reste à savoir si les articles 6 et 9 du Règlement R-105 peuvent être sauvegardés par l'article premier de la Charte canadienne. C'est la partie qui demande le maintien de la disposition qui a la charge de prouver qu'elle est raisonnable et que sa justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. La partie qui demande le maintien de la disposition doit faire cette preuve selon la prépondérance des probabilités, une norme qui, dans les circonstances, exige un degré très élevé de probabilité. Le test à appliquer comporte deux critères fondamentaux : 1) un objectif suffisamment important qui se rapporte à des préoccupations urgentes et réelles ; 2) des moyens raisonnables dont la justification peut se démontrer. Ce deuxième critère comporte trois éléments : 1) des mesures soigneusement conçues ayant un lien rationnel avec l'objectif ; 2) une atteinte minimale au droit ou à la liberté en question ; 3) une proportionnalité entre les effets et l'objectif.

La mission de la STM est d'assurer la mobilité des personnes dans son territoire par des modes de transport collectif. Les règlements qui encadrent son fonctionnement cherchent principalement à atteindre cet objectif. Mais dans le cas particulier des articles 6 et 9 du Règlement R-105, la STM plaide que leur objet est de contrer la fraude. La STM a produit une preuve volumineuse dans le but de soutenir son allégation de « millions de dollars perdus par la faute d'individus qui utilisaient le système de transport sans payer ». Une partie de cette preuve a fait l'objet d'admissions. La STM a en outre fait entendre quatre témoins et déposé divers rapports, dont un qui a été rédigé à la hâte en 2001 par un expert en mathématiques et statistiques et qui sert aujourd'hui à justifier les modifications apportées au Règlement R-105. La conclusion la plus importante de l'expert est son estimation d'une perte totale de revenu se situant entre 8,8 et 10,4 millions $ par année. Mais il faut être très prudent avec ces chiffres. L'expert l'a écrit lui même. En effet, les données sur la fraude ne sont pas fiables en raison de problèmes avec la méthodologie utilisée lors des deux études sur lesquelles s'appuie l'expert. En sus de ces problèmes de méthodologie, il y a un sérieux problème avec l'utilisation par la STM de ces deux études dans le cadre de la présente requête. En effet, les deux études ont estimé le manque à gagner causé non pas par les usagers, mais par les employés de la STM qui ne font pas leur travail. Et au lieu de sévir contre les chauffeurs et les changeurs qui ne font pas leur travail, la STM utilise ces données pour blâmer les usagers et justifier des méthodes plus répressives contre eux. Par conséquent, la « fraude » invoquée par la STM pour justifier les articles 6 et 9 du Règlement R-105 est essentiellement une perte d'argent causée par l'incurie de ses propres employés -- quand ce n'est pas carrément des vols commis par ses employés. Force est donc de conclure que le projet de contrôles a posteriori avait comme principal objectif d'enlever le travail de contrôle des mains des chauffeurs et des changeurs en qui la STM avait perdu confiance, et de le mettre entre les mains d'inspecteurs qui feraient des interpellations aléatoires des usagers.

Le système de transport en commun représente un service essentiel pour le public. Lutter contre la fraude représente, à n'en pas douter, un objectif important. Toutefois, la preuve n'a pas été faite selon un degré très élevé de probabilité, ni même selon la prépondérance des probabilités tout court que cet objectif est suffisamment important pour justifier la suppression des droits constitutionnels d'individus dans une société libre et démocratique. La preuve n'a pas été faite que la pérennité du service de transport en commun était menacée par la fraude. Il n'a pas été prouvé non plus que la fraude est plus importante aujourd'hui qu'autrefois, ni que les gens sont moins honnêtes qu'autrefois. Cela est suffisant pour décider du sort de la requête. Mais puisque le deuxième critère fondamental a fait l'objet d'un débat complet par les parties, il y a lieu de se pencher aussi sur l'examen de ce critère.

Pour satisfaire à son obligation de prouver le premier élément du deuxième critère, la STM a le fardeau de démontrer selon la prépondérance des probabilités l'existence d'un lien rationnel entre l'objectif poursuivi par le législateur et la restriction que la loi impose au droit en cause. Pour ce faire, la STM doit établir un lien causal fondé sur la raison ou la logique entre l'objectif qu'elle poursuit et le Règlement R-105. Il suffit à cette étape de démontrer que la restriction peut contribuer à la réalisation de l'objectif, et non qu'elle y contribuera effectivement. Or, c'est le cas ici. Les deux atteintes aux droits individuels des défendeurs peuvent contribuer à la réalisation de l'objectif de la STM de contrer la fraude. Il est raisonnable effectivement de conclure que la STM pourra appréhender des fraudeurs plus aisément en ayant recours à l'article 9 du Règlement R-105.

Si le premier élément du deuxième critère vise à empêcher l'imposition arbitraire de restrictions aux droits, le deuxième élément cherche, lui, à vérifier qu'il n'existe pas un autre moyen moins attentatoire d'atteindre l'objectif de façon réelle et substantielle. Ici, malgré la déférence que l'on doit à la STM, il faut reconnaître que les articles 6 et 9 du Règlement R-105 ne présentent pas une atteinte minimale aux droits des usagers. En effet, les mesures adoptées par la STM punissent indistinctement les usagers malhonnêtes et les usagers honnêtes.

En ce qui concerne la présomption d'innocence, il y avait d'autres moyens qui auraient porté moins atteinte à ce droit. Il aurait été possible de créer une présomption réfutable au lieu d'une présomption irréfragable. Il aurait été possible de laisser aux usagers la possibilité de se défendre en cour en faisant la preuve qu'ils avaient bel et bien payé leur passage.

En ce qui a trait à la détention arbitraire, là aussi il y avait d'autres moyens qui auraient porté moins atteinte à ce droit. Un système de contrôle existait déjà pour limiter la fraude, soit le contrôle à l'entrée. Il portait beaucoup moins atteinte aux droits garantis par la Charte canadienne et ne punissait pas les usagers honnêtes. Un système avec contrôle à l'entrée rend non essentiel le contrôle aléatoire des usagers. Le contrôle a posteriori est redondant. Un contrôle plus juste du paiement peut être effectué au moment où les usagers accèdent au réseau. Selon la STM, un meilleur contrôle à l'entrée est déraisonnable. La vérification systématique des titres de transport, notamment des titres à tarif réduit, à l'entrée du réseau imposerait des délais majeurs et déraisonnables dans le traitement des preuves de paiement des usagers. Le contrôle a posteriori s'avérerait donc nécessaire pour diminuer la fraude envers le système de transport et pour maintenir l'efficacité du service de transport offert par la STM. On ne peut accepter ce raisonnement. La méthode de contrôle a posteriori adoptée par la STM s'écarte des méthodes privilégiées par les autres villes qui lui ont servi de modèles dans l'élaboration de la réforme de son système de perception. Si les villes qui ont inspiré cette réforme peuvent contrer la fraude sans avoir recours à un système de contrôle a posteriori, un système fermé sans contrôle a posteriori peut constituer une solution de rechange raisonnable à l'approche proposée par la STM.

Les articles 6 et 9 du Règlement R-105 ne satisfont pas non plus au troisième élément du deuxième critère, à savoir l'exigence de proportionnalité. Ce règlement de la STM ne fait aucune nuance et punit avec la même sévérité sans tenir compte du degré de faute. La peine pour l'usager qui a payé son passage, mais qui n'a plus son ticket, est la même que pour l'usager qui n'a pas payé son passage. La conséquence pour une personne honnête n'est pas proportionnelle à son degré de faute. La STM aurait pu adopter un règlement nuancé qui tient compte des différents degrés de faute. Elle aurait pu prévoir des amendes minimales moins élevées pour les gens qui n'ont pas commis d'autre faute que celle de ne pas avoir conservé leur titre de transport. Elle aurait pu adopter un règlement qui n'a pas de peine minimale pour cette infraction. Elle aurait pu aussi prévoir des solutions de rechange à l'accusation pénale. Par exemple, la STM aurait pu prévoir que la personne incapable de produire son titre de transport doit quitter la « zone de contrôle » d'une station de métro (ou descendre de l'autobus) et payer à nouveau avant de pouvoir rentrer dans le métro (ou remonter dans un autobus).

Pour ces motifs, les articles 6 et 9 du Règlement R-105 sont déclarés inconstitutionnels et inopérants à l'égard des défendeurs, et les chefs d'accusation portés contre ces derniers sont rejetés.


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