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Délais judiciaires : arrêt des procédures prononcé dans un cas d’outrage au tribunal en matière civile

Résumé de décision : St-Amour c. Major, EYB 2017-280550 (C.S., 5 juin 2017)
Délais judiciaires : arrêt des procédures prononcé dans un cas d’outrage au tribunal en matière civile

En 2012, les demandeurs ont cité les défendeurs à comparaître pour outrage au tribunal sur la base de la violation d'une injonction interlocutoire obtenue en 2010 leur intimant de respecter un droit de passage. En mai 2017, les défendeurs n'ont toujours pas été jugés. Il faut savoir qu'en 2014, un jugement de la Cour supérieure a accordé des dommages-intérêts pour sanctionner la conduite des défendeurs tout en refusant de reconnaître un droit de passage aux demandeurs. La condamnation aux dommages-intérêts a été maintenue par un arrêt de la Cour d'appel qui a du même coup infirmé en partie le jugement entrepris en reconnaissant le droit de passage en question. Vu le long délai écoulé depuis les citations à comparaître pour outrage, les défendeurs présentent une demande en rejet. Cette demande de rejet est une conséquence directe de l'arrêt de 2016 de la Cour suprême du Canada dans l'affaire Jordan, établissant de nouvelles balises en ce qui concerne ce qui constitue un délai raisonnable pour être jugé au sens de l'article 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte canadienne). Dans sa plus simple expression, le nouveau cadre défini par la Cour suprême établit un plafond de 30 mois pour être jugé dans les dossiers portés devant la Cour supérieure, au-delà duquel le délai est présumé déraisonnable au sens de l'article 11b). La sanction d'un délai jugé déraisonnable est l'arrêt des procédures.

La demande en rejet est accueillie. L'arrêt Jordan a été rendu dans un contexte où l'accusé était inculpé relativement à des accusations portant sur des actes criminels. Toutes les garanties constitutionnelles judiciaires s'appliquaient alors, sans l'ombre d'un doute, y compris celle d'être jugé dans un délai raisonnable. La question qui se pose est de savoir si cette garantie au droit à un procès dans un délai raisonnable s'applique dans le cas d'un outrage au tribunal en matière civile. Or, c'est le cas. D'abord, les dispositions du Code de procédure civile (le C.p.c.) qui portent sur « le pouvoir de punir l'outrage au tribunal » en matière civile n'ont rien à voir avec les principes généralement appliqués en droit civil. Ainsi, en droit civil, le fardeau de preuve est généralement la prépondérance de preuve, et on n'y retrouve jamais un fardeau allant au-delà du doute raisonnable. De plus, toute partie à une instance civile est un témoin contraignable. Malgré cela, les dispositions portant sur le pouvoir de punir l'outrage au tribunal que l'on retrouve au C.p.c. prévoient que la personne à qui est reproché un outrage au tribunal « ne peut être contrainte à témoigner ». De plus, la preuve offerte relativement à l'outrage « ne doit pas laisser place à un doute raisonnable ». Il faut aussi signaler que le premier article de la section du C.p.c. portant sur l'outrage au tribunal souligne que « les tribunaux peuvent sanctionner la conduite de toute personne qui se rend coupable d'outrage au tribunal », ce qui fait ressortir le caractère pénal de ces dispositions. D'ailleurs, les conséquences de l'outrage au tribunal en matière civile sont de toute évidence de nature pénale, allant jusqu'à l'emprisonnement. Une question qui s'est posée, peu après la mise en vigueur de la Charte, a été de savoir si un individu accusé d'outrage au tribunal était un « inculpé » au sens de l'article 11 de la Charte canadienne et bénéficiait de ce fait de la protection de ses droits fondamentaux (incluant celui à un procès dans un délai raisonnable). Dès 1987, dans l'arrêt R. c. Wigglesworth la Cour suprême du Canada se penchait sur la notion « d'inculpé » donnant ouverture aux droits judiciaires protégés par les différents paragraphes de l'article 11 de la Charte canadienne. Elle affirme alors que « [l]es droits garantis par l'art. 11 de la Charte peuvent être invoqués par les personnes que l'État poursuit pour des infractions publiques comportant des sanctions punitives, c.-à-d. des infractions criminelles, quasi criminelles […] qu'elles aient été édictées par le gouvernement fédéral ou par les provinces ». Dans le même arrêt, elle ajoutait que le simple fait d'être susceptible de subir des conséquences de nature pénales suffisait pour que l'accusé ou le défendeur bénéficie de la protection de l'article 11 de la Charte canadienne et que « si une personne doit subir des conséquences pénales comme l'emprisonnement la privation de liberté la plus grave dans notre droit elle doit avoir droit à la meilleure protection qu'offre notre droit ». De par ces principes, l'assujettissement de l'outrage civil à la protection que confère l'article 11 de la Charte canadienne coulait de source, car l'emprisonnement est une conséquence possible de l'outrage. En 1992, la plus haute instance du pays a confirmé qu'en raison de la nature quasi pénale d'une telle procédure, l'inculpé jouit nécessairement du bénéfice de non-contraignabilité prévu tant à la Charte québécoise qu'au paragraphe 11c) de la Charte canadienne. L'application générale de l'article 11 de la Charte canadienne à la procédure d'outrage au tribunal civil est, depuis, bien établie en droit québécois et canadien. Ceci signifie que ce n'est pas seulement lorsque le poursuivant est la Couronne ou les procureurs généraux des provinces que l'accusé jouit de la garantie constitutionnelle prévue à l'alinéa 11c) de la Charte canadienne. Il en est de même lorsque le plaignant est un particulier qui veut citer pour outrage au tribunal celui qui n'a pas respecté une injonction de ne pas entraver un droit de passage. Les garanties constitutionnelles s'appliquent « La sanction de l'outrage au tribunal, même lorsqu'elle sert à assurer l'exécution d'une ordonnance purement privée, comporte toujours un élément de droit public, en quelque sorte, car elle met toujours en jeu le respect du rôle et de l'autorité des tribunaux, un des fondements de l'État de droit ». Il faut souligner aussi que, parfois, le Procureur général ou, plus exceptionnellement, le Directeur des poursuites criminelles et pénales peuvent être appelés à prendre fait et cause à titre de poursuivant lorsque la Cour se saisit proprio motu d'une procédure d'outrage, ou lorsque le demandeur se désiste des procédures en outrage. À la lumière de ces éléments, il n'y a pas lieu de faire de distinction entre la procédure en outrage intentée par la Couronne et celle intentée par un particulier. Il est par ailleurs vrai que l'article 11c) de la Charte canadienne porte sur la non-contraignabilité de la personne accusée d'outrage au tribunal et non pas sur le droit d'avoir un procès dans un délai raisonnable, qui est prévu à l'article 11b). Toutefois, il n'existe aucune justification logique pour faire une distinction entre les deux articles en ce qui concerne la protection constitutionnelle découlant de l'application générale de l'article 11 de la Charte canadienne, qu'il s'agisse du droit à ne pas s'incriminer ou du droit à un procès dans un délai raisonnable. Dans un cas comme dans l'autre, l'accusé est susceptible des mêmes peines et doit, en toute logique, bénéficier des mêmes garanties constitutionnelles. En somme, selon la jurisprudence, la Charte canadienne s'applique, en matière d'outrage civil, à des parties privées.

Pouvons-nous tout de même penser qu'une partie privée peut, dans le cadre d'un processus quasi pénal, être exonérée de l'obligation de respecter les garanties procédurales qui s'imposeraient au ministère public s'il était lui-même partie ? Il semble que ce ne soit pas le cas. Le législateur a codifié à l'article 61 C.p.c. l'obligation pour le demandeur, qui qu'il soit, d'établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable, une protection découlant de la présomption d'innocence, et le bénéfice de non-contraignabilité en faveur de l'inculpé. Il s'agit là de deux contraintes avec lesquelles doit composer la partie privée demanderesse. Bien que prévues au C.p.c., ces protections font écho aux dispositions des Chartes canadienne et québécoise imposant les mêmes contraintes, et qui s'appliquent aussi. Ainsi, l'inculpé d'outrage, civil ou criminel, bénéficie du droit d'être jugé dans un délai raisonnable que protège le paragraphe 11b) de la Charte canadienne. Il n'y a pas lieu de s'égarer dans la quête de subtiles et évanescentes distinctions entre l'outrage civil et l'outrage criminel, comme l'enseignent la doctrine et la jurisprudence. Tant le droit à la sécurité que le droit d'être jugé dans un délai raisonnable sont à risque, de même que l'intérêt du public dans le maintien de l'état de droit et de l'autorité des tribunaux qui, protégés entre autres par la procédure d'outrage, n'exigent rien de moins que célérité et diligence. Comme l'a déjà souligné la Cour d'appel, même les délais liés à des accusations portant sur des infractions pénales mineures peuvent sérieusement nuire à la réputation d'un individu ou lui causer de l'anxiété et entraîner l'application du paragraphe 11b) de la Charte canadienne. C'est donc dire que, selon elle, le droit à un procès dans un délai raisonnable, tel que défini par la Cour suprême du Canada dans Jordan, s'applique en matière d'outrage civil.

C'est donc le principe qui doit être appliqué pour décider si, en l'espèce, le délai qui s'est écoulé, entre les citations à comparaître pour répondre à l'accusation d'outrage au tribunal et le procès qui n'a pas encore eu lieu, constitue un délai déraisonnable au sens de la grille d'analyse proposée par la Cour suprême du Canada dans Jordan.

En l'espèce, il s'est écoulé, entre les citations à comparaître, en février et mars 2012, et le dépôt de la demande de rejet en janvier 2017, environ 58 mois. L'on doit donc conclure qu'en vertu de l'arrêt Jordan, le délai écoulé est présumé déraisonnable vu qu'il est près du double du plafond de 30 mois édicté par la Cour suprême. L'effet de la présomption de « déraisonnabilité » qui trouve alors application est de transférer le fardeau de démontrer le caractère raisonnable de ce délai de plus de 30 mois sur les épaules du poursuivant, en l'occurrence les demandeurs. Or, même si certains incidents, comme les négociations entreprises par les parties pendant le délibéré en première instance et pendant le cheminement du dossier devant la Cour d'appel, peuvent justifier quelques mois de délai, il ressort de l'ensemble du dossier que les demandeurs ne se sont pas déchargés du fardeau de justifier le délai écoulé. En fait, les demandeurs ont priorisé le dossier au fond, délaissant les citations pour outrage pendant qu'ils se concentraient sur la cause civile. Ce choix révèle un manque de diligence à faire avancer les deux dossiers de citations pour outrage. Dans ce contexte, obliger les défendeurs à répondre d'actes qui datent de plus de cinq ans, car les gestes reprochés se sont forcément produits avant l'émission des citations à comparaître, qui sont le point de départ du calcul, irait à l'encontre de leur droit à un procès dans un délai raisonnable au sens de l'article 11b) de la Charte canadienne. Il ne faut par ailleurs pas minimiser l'importance d'être jugé dans un délai raisonnable. Par conséquent, il y a lieu de prononcer l'arrêt des procédures.

En terminant, il y a lieu de se pencher sur le sort qui aurait pu attendre ces citations à comparaître si le tribunal avait conclu qu'il y avait lieu de les laisser voguer vers un procès malgré le très long délai écoulé. Rappelons que le jugement rendu dans le dossier civil, environ deux ans après l'émission des citations pour outrage, les condamne à payer 10 000 $ pour les mêmes gestes que ceux qui sont mentionnés dans les citations pour outrage de 2012. Même s'il est vrai que l'outrage appartient aux tribunaux qui l'utilisent pour faire respecter ses ordonnances alors que les dommages-intérêts appartiennent à la partie à qui ils sont accordés, ici, les mêmes gestes ont mené à une condamnation de 10 000 $ que doivent assumer les défendeurs. Il est peu probable que le tribunal les sanctionnerait de nouveau pour les mêmes gestes lors d'un éventuel procès sur les citations à comparaître quand ils ont déjà été condamnés à un montant qui équivaut au paiement maximum prévu en cas d'outrage. Évidemment, il pourrait en être autrement s'il s'agissait de gestes posés par les défendeurs à la suite de l'audition menant au jugement de première instance. En effet, tout geste reprochable pouvant constituer une contravention à l'injonction interlocutoire commis après l'audition de la cause ne pourrait pas avoir été pris en compte dans l'attribution des dommages-intérêts de 10 000 $. On pourrait penser qu'une citation à comparaître pour répondre d'un outrage commis subséquemment à l'audition de première instance pourrait, en fonction des faits allégués, ouvrir la porte à une condamnation pour outrage contre les défendeurs. Cette réalité conforte le tribunal dans sa décision d'ordonner l'arrêt des procédures, car non seulement le délai intervenu est déraisonnable au sens de Jordan, mais il semble peu plausible que les défendeurs soient sanctionnés de nouveau pour les gestes qui ont déjà fait l'objet d'une condamnation à payer 10 000 $ dans le jugement de première instance.

En ce qui concerne les frais de justice, les défendeurs doivent se considérer chanceux de s'en tirer sur la base de l'arrêt Jordan. Dans l'exercice de sa discrétion, le tribunal n'est pas enclin à leur accorder en plus les frais de justice.


Ce résumé est également publié dans La référence, le service de recherche juridique en ligne des Éditions Yvon Blais. Si vous êtes abonné à La référence, ouvrez une session pour accéder à cette décision et sa valeur ajoutée, incluant notamment des liens vers les références citées et citant.

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