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La Cour suprême propose un nouveau cadre d'analyse pour l'application de l'alinéa 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés

Jordan c. La Reine, EYB 2016-267713 (C.S.C., 8 juillet 2016)
La Cour suprême propose un nouveau cadre d'analyse pour l'application de l'alinéa 11b) de la <em>Charte canadienne des droits et libertés</em>

J a été inculpé en décembre 2008 pour avoir participé à une opération de vente de drogue sur appel. Son procès s'est terminé en février 2013. J a présenté une demande fondée sur l'al. 11 b) de la Charte canadienne des droits et libertés en vue d'obtenir l'arrêt des procédures en raison du délai. En rejetant la demande, le juge du procès a appliqué le cadre d'analyse établi dans l'arrêt R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771. En fin de compte, J a été déclaré coupable. La Cour d'appel a rejeté l'appel.

Arrêt Le pourvoi est accueilli, les déclarations de culpabilité sont annulées et l'arrêt des procédures est ordonné.

Les juges Abella, Moldaver, Karakatsanis, Côté et Brown. Le délai était déraisonnable et le droit de J protégé par l'al. 11b) de la Charte a été violé. Le cadre d'analyse établi dans Morin pour l'application de l'al. 11b a engendré des problèmes sur les plans tant théorique que pratique, concourant ainsi à une culture des délais et de complaisance à l'endroit de cette culture. Sur le plan théorique, ce cadre d'analyse est trop imprévisible, trop difficile à saisir et trop complexe. Il est devenu lui-même un fardeau pour des tribunaux de première instance déjà surchargés. D'un point de vue pratique, la justification après coup du délai sur laquelle débouche le cadre établi dans Morin n'incite pas les participants au système de justice à prendre des mesures préventives pour remédier aux pratiques inefficaces et au manque de ressources.

Il faut donc recourir à un nouveau cadre d'analyse pour appliquer l'al. 11b). Ce cadre vise à ce que l'analyse d'une demande fondée sur cette disposition se concentre sur les questions qui importent et à inciter tous les participants au système de justice criminelle à collaborer pour administrer la justice d'une manière qui soit raisonnablement prompte afin de réaliser les objectifs importants visés par l'al. 11b).

Au coeur de ce nouveau cadre se trouve un plafond présumé au-delà duquel le délai entre le dépôt des accusations et la conclusion réelle ou anticipée du procès est présumé déraisonnable, à moins que des circonstances exceptionnelles le justifient. Ce plafond présumé est fixé à 18 mois pour les affaires instruites devant une cour provinciale et à 30 mois pour celles instruites devant une cour supérieure (ou celles instruites devant une cour provinciale à l'issue d'une enquête préliminaire). Le délai imputable à la défense ou celui qu'elle renonce à invoquer ne compte pas dans le calcul visant à déterminer si ce plafond est atteint.

Une fois que le plafond présumé a été dépassé, il incombe au ministère public de réfuter la présomption du caractère déraisonnable du délai en invoquant des circonstances exceptionnelles. S'il ne peut le faire, un arrêt des procédures doit suivre. Des circonstances exceptionnelles sont des circonstances indépendantes de la volonté du ministère public, c'est-à-dire (1) qu'elles sont raisonnablement imprévues ou raisonnablement inévitables, et (2) qu'on ne peut raisonnablement y remédier.

Il est manifestement impossible de déterminer a priori toutes les circonstances qui peuvent se qualifier d'" exceptionnelles " lorsqu'il s'agit de trancher une demande fondée sur l'al. 11b). En fin de compte, la réponse à cette question du caractère exceptionnel des circonstances dépendra du bon sens et de l'expérience du juge de première instance. Une liste des circonstances de ce type ne saurait être exhaustive. Elles se divisent toutefois généralement en deux catégories : les événements distincts et les affaires particulièrement complexes.

Si la circonstance exceptionnelle concerne un événement distinct (comme une maladie ou un imprévu au procès), le délai raisonnablement attribuable à cet événement est soustrait du délai total. Si la circonstance exceptionnelle résulte de la complexité de l'affaire, le délai est raisonnable et aucune autre analyse n'est nécessaire.

Une circonstance exceptionnelle est le seul fondement permettant au ministère public de s'acquitter du fardeau qui lui incombera de justifier un délai qui excède le plafond établi. Ni la gravité de l'infraction ni les délais institutionnels chroniques ne peuvent servir à justifier le délai. Fait plus important encore, l'absence de préjudice ne peut en aucun cas servir à justifier des délais lorsque le plafond est dépassé. Quand il s'est écoulé autant de temps, seules des circonstances véritablement indépendantes de la volonté du ministère public et auxquelles celui-ci ne pouvait remédier peuvent donner une excuse suffisante pour justifier le délai prolongé.

Lorsque le délai est inférieur au plafond présumé, il incombe toutefois à la défense de démontrer le caractère déraisonnable du délai. Pour ce faire, elle doit démontrer (1) qu'elle a pris des mesures utiles qui font la preuve d'un effort soutenu pour accélérer l'instance, et (2) que le procès a été nettement plus long que ce qu'il aurait dû raisonnablement être. En l'absence de l'un ou l'autre de ces deux facteurs, la demande fondée sur l'al. 11b) doit être rejetée. Dans les cas où le délai est inférieur au plafond, l'arrêt des procédures ne doit être prononcé que dans les cas manifestes.

Quant au premier facteur, bien que la défense puisse être incapable de résoudre les défis auxquels sont confrontés le ministère public ou le tribunal de première instance, elle doit démontrer qu'elle a essayé d'obtenir les dates les plus rapprochées possible pour la tenue de l'audience, qu'elle a collaboré avec le ministère public et le tribunal et a répondu à leurs efforts, qu'elle a avisé le ministère public en temps opportun que le délai commençait à poser problème, et qu'elle a mené toutes les demandes (y compris celle fondée sur l'al. 11b) ) de manière raisonnable et expéditive. Cela dit, le juge du procès ne doit pas profiter de l'occasion, avec l'avantage du recul, pour remettre en question chacune des décisions de la défense. Cette dernière est tenue d'agir raisonnablement, non pas à la perfection.

Quant au second facteur, la défense doit démontrer que le temps qu'a pris la cause excède de manière manifeste le délai qui aurait été raisonnablement nécessaire pour juger l'affaire. Ces exigences dépendent d'une panoplie de facteurs, y compris la complexité du dossier et des considérations de nature locale. Le fait de déterminer le temps qu'aurait dû raisonnablement prendre une affaire à être jugée n'est pas une question de calculs précis, comme le veut la pratique instaurée par le cadre d'analyse établi dans Morin.

Pour les affaires en cours d'instance, une application contextuelle du nouveau cadre s'impose pour éviter que se reproduise ce qui s'est passé après le prononcé de l'arrêt Askov, alors que des dizaines de milliers d'accusations ont fait l'objet d'un arrêt des procédures en raison de la modification soudaine du droit. Par conséquent, le nouveau cadre s'applique à ces affaires, sujet à deux réserves. Premièrement, dans les cas où le délai excède le plafond, une mesure transitoire exceptionnelle peut s'appliquer lorsque les accusations ont été portées avant le prononcé du présent jugement. C'est le cas lorsque le ministère public convainc la cour que le temps qui s'est écoulé est justifié du fait que les parties se sont raisonnablement conformées au droit tel qu'il existait au préalable. Cela suppose qu'il faille procéder à un examen contextuel, eu égard à la manière dont l'ancien cadre a été appliqué et au fait que la conduite des parties ne peut être jugée rigoureusement en fonction d'une norme dont ils n'avaient pas connaissance.

La deuxième réserve s'applique aux affaires déjà en cours pour lesquelles le délai total (moins celui imputable à la défense) est inférieur au plafond. Pour ces causes, les tribunaux doivent appliquer les deux critères; soit celui relatif à l'initiative dont a fait preuve la défense et celui de la question de savoir si le temps qu'a mis la cause pour être entendue a excédé de manière manifeste le temps qui était raisonnablement requis; en fonction du contexte et en étant sensibles au fait que les parties se sont fiées à l'état du droit qui prévalait auparavant. Plus précisément, la défense n'a pas à démontrer qu'elle a pris des initiatives pour accélérer les choses au cours de la période qui a précédé le prononcé du présent jugement. Puisque de telles initiatives n'étaient pas expressément requises par le cadre d'analyse prévu dans Morin, il serait injuste d'exiger qu'elles aient été prises avant le prononcé de la présente décision. En outre, si le retard a été causé par un délai institutionnel raisonnablement acceptable dans le ressort en cause selon le cadre d'analyse prévu dans Morin qui prévalait avant le prononcé de la présente décision, ce retard institutionnel sera un des éléments du délai raisonnable nécessaire de la cause pour les affaires déjà en cours d'instance.

En l'espèce, le délai total qui s'est écoulé entre le dépôt des accusations et la fin du procès a été de 49 mois et demi. Comme l'a conclu le juge du procès, J a renoncé à invoquer une période de quatre mois lorsqu'il a changé d'avocat peu de temps avant le début du procès, ce qui a nécessité un ajournement. En outre, un mois et demi du retard est exclusivement attribuable à J pour l'ajournement de l'enquête préliminaire parce que son avocat n'était pas disponible pour présenter ses observations finales la dernière journée. Il reste donc un délai de 44 mois, soit un délai qui excède considérablement le plafond présumé fixé à 30 mois pour les affaires instruites devant une cour supérieure. Le ministère public ne s'est pas acquitté de son fardeau de démontrer que le délai de 44 mois (excluant le délai attribuable à la défense) était raisonnable. Si le dossier opposé à J a pu être modérément complexe compte tenu de la somme d'éléments de preuve et du nombre de coaccusés, il n'était pas exceptionnellement complexe au point de justifier pareil délai.

L'application d'une mesure transitoire exceptionnelle ne justifie pas non plus le délai en l'espèce. Puisque les accusations contre J ont été portées avant le prononcé de la présente décision, le ministère public agissait sans connaissance du nouveau cadre d'analyse dans un ressort aux prises avec certains problèmes de retard systémique. Un total de 44 mois (excluant le délai attribuable à la défense) dont la majeure partie était imputable au ministère public ou d'ordre institutionnel pour une poursuite ordinaire pour vente de drogue sur appel est néanmoins tout simplement déraisonnable, quel qu'ait été le cadre d'analyse suivant lequel agissait le ministère public. On ne peut donc affirmer que le ministère public s'est fié à l'état du droit qui prévalait auparavant d'une manière qui soit raisonnable. Même si le ministère public a fait certains efforts pour que le procès se tienne plus rapidement, c'était trop peu trop tard. Les problèmes de retard systémique vécus à l'époque ne sauraient non plus justifier le temps qu'il a fallu pour instruire la cause. Le délai institutionnel aurait pu être évité en bonne partie si le ministère public avait procédé sur la base d'un plan plus raisonnable en estimant avec plus d'exactitude le temps qu'il lui fallait pour présenter sa preuve. Le juge du procès a commis une erreur en concluant que, en l'espèce, le délai était raisonnable.

Les juges McLachlin, Cromwell, Wagner et Gascon. Toutes les parties travaillaient dans une culture de complaisance à l'égard des délais qui s'est répandue dans le système de justice criminelle ces dernières années. Pour permettre aux tribunaux de maintenir la confiance du public en rendant justice en temps utile, il faut apporter des changements structurels et procéduraux supplémentaires au système en plus de fournir des efforts quotidiens. En fin de compte, tous les participants au système de justice doivent travailler de concert pour accélérer le déroulement des procès. Après tout, c'est l'ensemble de la société qui bénéficiera de ces efforts. Instruire les procès en temps utile est possible. Mais plus encore, la Constitution l'exige.

La jurisprudence élaborée par la Cour au cours des 30 dernières années pour traiter des allégations de violation de l'al. 11b) de la Charte canadienne des droits et libertés permet de répondre clairement à la question posée par le présent pourvoi. Il n'est pas nécessaire d'aller dans la direction entièrement nouvelle empruntée par les juges majoritaires. Le délai raisonnable pour juger un accusé, au sens où il faut l'entendre pour l'application de l'al. 11b) ne peut ni ne devrait être défini par des plafonds numériques, comme le concluent les juges majoritaires.

Le droit d'être jugé dans un délai raisonnable est fonction de nombreux facteurs, des faits et des particularités de chaque cas; son application à une affaire donnée est inévitablement complexe. Les facteurs pertinents et l'approche générale décrits dans R. c. Morin, [1992] 1 R.C.S. 771, tiennent compte de cette complexité. Sous réserve de quelques rajustements pour simplifier l'analyse et de certains éclaircissements supplémentaires, le cadre de l'arrêt Morin révisé permettra de continuer de veiller à ce que la définition et l'application du droit constitutionnel de l'accusé d'être jugé dans un délai raisonnable mettent comme il se doit en balance les nombreux facteurs pertinents. Pour ce faire, il y a lieu de regrouper les facteurs énumérés dans Morin en quatre grandes étapes analytiques.

Premièrement, l'accusé doit nécessairement faire la preuve de l'opportunité de procéder à une analyse fondée sur l'al. 11b) de la Charte. Le tribunal doit examiner l'ensemble de la période écoulée entre le dépôt des accusations et la clôture du procès pour décider si le temps qu'il a fallu justifie un examen plus approfondi.

Deuxièmement, le tribunal doit déterminer ce qui, objectivement, constituerait une durée de procès raisonnable dans le cas d'une affaire comme celle qui fait l'objet de l'examen, c'est-à-dire combien de temps devrait raisonnablement prendre une cause de même nature. La norme objective du caractère raisonnable comporte deux volets : le délai institutionnel et le délai inhérent au dossier. Ces deux délais doivent être établis de façon objective. Le délai institutionnel acceptable correspond au temps dont le tribunal a raisonnablement besoin pour être prêt à instruire l'affaire, une fois que les parties sont prêtes pour le procès. Il est déterminé selon les lignes directrices administratives applicables à ce type de délais que la Cour a énoncées dans l'arrêt Morin, en l'occurrence, de huit à dix mois pour les instances qui se déroulent devant une cour provinciale et de six à huit mois pour celles qui se déroulent devant une cour supérieure. Ces lignes directrices établissent des limites approximatives en deçà desquelles l'insuffisance des ressources de l'État sera considérée comme une excuse acceptable. L'interprétation des lignes directrices devrait permettre de tenir compte de toute pression soudaine et temporaire sur les ressources qui cause un engorgement passager des tribunaux. En revanche, le délai inhérent à l'affaire correspond au délai raisonnablement nécessaire pour que les parties soient prêtes à procéder à l'instruction et pour mener l'affaire jusqu'à son dénouement, dans un dossier d'une nature semblable à celui dont la cour est saisie. Il est calculé en fonction de l'expérience judiciaire, complétée par les observations des avocats et par des éléments de preuve. Pour estimer une période de temps raisonnable, le tribunal devrait également tenir compte du droit à la liberté de la personne garanti à l'accusé.

Troisièmement, le tribunal doit se demander quelle portion du délai est imputable à l'État. Pour ce faire, il soustrait toute période attribuable à la défense; y compris les périodes qu'elle a renoncé à invoquer; de la totalité du délai. Lorsque l'accusé donne son consentement à la date de procès proposée par le tribunal ou à un ajournement réclamé par le ministère public, ce consentement, s'il est isolé, ne constitue pas une renonciation. Il incombe au ministère public de démontrer que l'accusé a renoncé à invoquer ce délai. Le ministère public doit prouver que, par sa conduite, l'accusé a signifié qu'il ne s'agissait pas de sa part d'une simple reconnaissance de l'inévitable. Ensuite, il doit satisfaire au critère rigoureux qui l'oblige à établir que l'accusé a accepté le délai de façon claire, non équivoque et éclairée. Les délais résultant de mesures déraisonnables imputables uniquement aux agissements de l'accusé doivent aussi être soustraits de la période dont l'État est responsable, comme les changements d'avocats survenus à la dernière minute ou les ajournements résultant d'un manque de diligence. Il est également nécessaire de soustraire du temps effectivement écoulé toute période qui, bien qu'elle ne soit pas légitimement imputable à la défense, ne peut néanmoins être reprochée légitimement non plus à l'État, y compris les délais inévitables attribuables aux intempéries ou à la maladie d'un des participants au procès.

Quatrièmement, le tribunal doit déterminer si la période qui peut légitimement être imputée à l'État excède le délai raisonnable d'une période plus longue que ce qui peut être justifié de quelque façon acceptable. Lorsque le temps qui s'est réellement écoulé excède ce qui aurait été raisonnable pour une cause de même nature, il faut conclure au caractère déraisonnable du délai, à moins que le ministère public puisse démontrer que ce dernier était justifié. Même les excédents importants peuvent se justifier, et donc être jugés raisonnables lorsque, par exemple, l'intérêt de la société à ce que le dossier soit jugé au fond est particulièrement élevé ou lorsque le délai résulte de pressions temporaires et exceptionnelles sur les avocats ou sur le système judiciaire. Cependant, on ne peut en conclure que, dans ces conditions, la période excédentaire sera systématiquement justifiée. L'accusé peut tout de même prouver qu'il a réellement subi un préjudice. Même s'il n'est pas nécessaire qu'un tel préjudice soit mis en preuve pour que le tribunal conclue à une violation de l'al. 11b), sa présence peut (dans les circonstances particulières de la cause) rendre déraisonnable un délai qui, autrement, pourrait être objectivement jugé raisonnable. Par conséquent, le tribunal pourra conclure à l'absence de justification.

Selon ce cadre de l'arrêt Morin révisé, le délai excédant le temps qui aurait raisonnablement été nécessaire pour juger l'affaire et le préjudice qu'a réellement subi l'accusé en raison du délai général doivent être évalués en fonction de l'intérêt qu'a la société, d'une part, à ce que les accusés soient jugés rapidement et équitablement et, d'autre part, à ce que les causes soient jugées au fond. Si la société a un intérêt particulièrement pressant à ce que l'accusé soit traduit en justice et que cet intérêt l'emporte nettement sur celui de la société et de l'accusé à ce que le procès ait lieu rapidement, cet intérêt pressant peut être considéré comme une raison acceptable justifiant un délai plus long que les délais inhérent et institutionnel propres à l'affaire.

Cette démarche intellectuelle se veut une légère réorientation du cadre d'analyse prescrit par l'arrêt Morin parce qu'il met l'accent plus explicitement sur la portion du délai qui excède ce qui aurait été raisonnable. Cette nouvelle approche ne constitue pas pour autant un changement de principe.

Appliquant en l'espèce ces quatre volets du cadre d'analyse de l'arrêt Morin révisé, il est conclu que le droit constitutionnel de J d'être jugé dans un délai raisonnable a été violé. Le délai de 49 mois et demi écoulé entre le dépôt des accusations et la date prévue de la fin du procès suffit pour justifier l'examen du caractère raisonnable ou non du délai. Le délai inhérent était de 10 mois et demi et le délai institutionnel était de 18 mois. Vu ces conclusions, il y a lieu de conclure que c'est un délai de 28 mois et demi qui aurait été raisonnable pour juger une affaire comme la présente espèce. Or, c'est en réalité 49 mois et demi qu'il a fallu pour le faire. Cela correspond à un écart de 21 mois. De cette période, quatre mois sont attribuables à la défense. Le reste; soit une période de 17 mois; est imputable à l'État. Autrement dit, la présente affaire a duré presque un an et demi de plus que ce qui aurait été raisonnable pour instruire le procès dans une cause de même nature. Il ne s'agit pas d'un cas limite. En effet, le délai qu'il a fallu pour traduire l'accusé en justice a été de loin supérieur à celui qui aurait été raisonnablement nécessaire pour juger une affaire semblable. Bien qu'il soit dans l'intérêt de la société qu'il y ait un procès au fond pour les crimes graves relatifs aux stupéfiants reprochés à J, cet intérêt ne saurait rendre raisonnable le délai manifestement excessif qu'il a fallu à la société pour le juger.

Par contre, le nouveau cadre proposé par les juges majoritaires n'est pas la bonne manière d'interpréter ou d'appliquer le droit garanti par l'al. 11b) et ce, pour plusieurs raisons. Premièrement, la nouvelle approche ramène la question du caractère raisonnable à des plafonds numériques. Le caractère raisonnable est un concept qui ne peut être défini avec précision par les tribunaux et qu'on ne peut ramener à une valeur numérique. En outre, les plafonds que la majorité propose de créer par voie judiciaire dissocient en grande partie le droit d'être jugé dans un délai raisonnable de l'exigence constitutionnelle fondamentale du caractère raisonnable qui est au cœur de ce droit.

Cette approche restreint en outre de manière injustifiable le droit d'être jugé dans un délai raisonnable. Lorsque le temps écoulé sera inférieur au plafond fixé, l'accusé sera tenu de démontrer non seulement que l'affaire a duré beaucoup plus longtemps que ce qu'elle aurait raisonnablement dû prendre, mais également qu'il a pris des mesures utiles qui font la preuve d'un effort soutenu pour accélérer l'instance. Cette exigence n'a aucune incidence sur la question de savoir si le délai a été déraisonnable.

L'approche des juges majoritaires outrepasse également le rôle dévolu à la Cour. La décision de créer des plafonds fixes ou présumés est une tâche qu'il vaut mieux laisser au législateur. Les plafonds assortissent de nouvelles restrictions l'exercice du droit d'être jugé dans un délai raisonnable garanti par l'al. 11b) pour des raisons d'efficacité administrative qui n'ont rien à voir avec la question du caractère excessif ou non du délai dans un cas déterminé. L'imposition de tels plafonds est incompatible avec le rôle dévolu aux tribunaux.

De plus, le dossier en l'espèce n'appuie pas l'établissement des plafonds. Les éléments de preuve versés au dossier donnent en fait à penser qu'il serait imprudent de fixer ce type de plafonds. Dans la grande majorité des cas, les plafonds sont tellement élevés qu'ils risquent de perdre tout leur sens. Ils risquent de ne contribuer d'aucune façon à pallier le problème de la soi-disant culture des délais. En fait, des plafonds aussi élevés risquent davantage d'alimenter une telle culture.

L'approche des juges majoritaires risque aussi d'entraîner des conséquences néfastes pour l'administration de la justice. Il est improbable que les plafonds présumés accélèrent le traitement de l'immense majorité des affaires judiciaires. En outre, si ce nouveau cadre était appliqué immédiatement, les dispositions transitoires proposées par les juges majoritaires ne permettront pas d'éviter le risque que des milliers d'arrêts des procédures soient ordonnés par les tribunaux.

De plus, la simplicité accrue qui découlerait soi-disant du nouveau cadre proposé par les juges majoritaires est vraisemblablement illusoire. Même si la création de plafonds entrait dans les attributions des tribunaux et que la preuve présentée en l'espèce la justifiait, il y a peu de raison de penser que ces plafonds permettraient d'éviter les complexités inhérentes à l'obligation de décider si un délai particulier est déraisonnable. Le cadre élaboré par les juges majoritaires ne fait que déplacer la complexité de l'analyse : une décision sur l'opportunité de réfuter, dans des cas particuliers, la présomption selon laquelle un délai est déraisonnable s'il excède le plafond.

En fin de compte, le nouveau cadre proposé par les juges majoritaires met au rencart une trentaine d'années de jurisprudence de la Cour alors qu'aucun des participants au présent pourvoi n'a réclamé une telle transformation radicale de notre droit, que ce cadre n'a fait l'objet ni d'un débat contradictoire ni d'une analyse de la part des parties et qu'il risque d'entraîner des milliers d'arrêts des procédures ordonnés par les tribunaux. Bref, le nouveau cadre est erroné sur le plan théorique et peu judicieux sur le plan pratique.

Photo : Jordan Schulz | https://creativecommons.org/licenses/by-nd/2.0/

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