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Une enseignante, victime de diffamation de la part des parents d’un élève en mars 2008 et incapable de reprendre le travail depuis, obtient une indemnité de perte de revenu de 912 327 $

Résumé de décision : Kanavaros c. Artinian, EYB 2014-243156 (C.S., 14 octobre 2014)
Une enseignante, victime de diffamation de la part des parents d’un élève en mars 2008 et incapable de reprendre le travail depuis, obtient une indemnité de perte de revenu de 912 327 $

Le 30 juillet 2010, la juge Danielle Richer a rendu un jugement dans lequel elle conclut que les défendeurs ont porté atteinte à la réputation de la demanderesse, qui était l'enseignante de leur fils. La faute a été commise le 25 mars 2008. Les défendeurs se trouvaient alors au palais de justice, où ils venaient de conclure une transaction avec la demanderesse, dans le cadre de procédures qu'ils avaient intentées contre elle pour des erreurs professionnelles. Malgré leurs engagements de reconnaître l'absence de faute de la demanderesse et de garder confidentiels les termes de l'entente, ils ont déclaré aux médias présents sur place qu'ils avaient prouvé leurs affirmations («we made our point»). Or, rien n'est plus faux. Leurs propos ont ensuite été repris par plusieurs médias canadiens. La juge Richer a qualifié la faute des défendeurs de «délictuelle, malicieuse et de mauvaise foi». Elle écrit que «les défendeurs ont habilement et sciemment profité de la présence des médias pour régler leurs comptes avec la professeure en la jugeant et en la condamnant sur la place publique, après lui avoir enlevé la chance de se défendre». Au chapitre des dommages-intérêts, elle a accordé à la demanderesse des dommages non pécuniaires de 50 000 $. Vu, aussi, la preuve que la demanderesse était incapable de travailler depuis le jour de la diffamation, et que son psychiatre et son médecin traitants étaient incertains qu'elle puisse un jour retourner au travail, elle lui a accordé en outre une indemnité pour perte de revenus jusqu'à la fin du mois de décembre 2010, tout en réservant ses droits pour réclamer une indemnité additionnelle, le cas échéant. Le 22 janvier 2013, étant certaine que, finalement, elle ne pourra plus jamais retourner au travail, la demanderesse a déposé les présentes procédures. Elle réclame une indemnité pour couvrir sa perte de salaire de janvier 2011 jusqu'à la fin de sa vie active, soit l'âge de 65 ans. Cette indemnité est établie à 912 327 $. Elle réclame en outre des dommages non pécuniaires de 100 000 $. Pour les motifs qui suivent, le tribunal estime que la demanderesse a droit à ces sommes.

 Il ne fait aucun doute que la demanderesse est dans l'incapacité de reprendre son travail. Même l'experte de la défense, la psychiatre Charney, le reconnaît. La demanderesse souffre d'un trouble dépressif majeur qui l'empêche de travailler, même à temps partiel. Au surplus, cette dépression est réfractaire malgré les traitements pharmacologiques et le fait que la demanderesse consulte un psychiatre et un psychologue depuis mars 2008. Il n'y a eu aucune amélioration depuis cette date; cela aussi, la Dre Charney le reconnaît. Celle-ci partage également l'avis du psychiatre expert entendu en demande (le Dr Côté) que l'incapacité au travail est permanente, quoique la Dre Charney est pour sa part d'avis que la demanderesse pourrait bénéficier d'autres traitements qui pourraient l'aider. Le tribunal reviendra sur ce point plus tard. Pour l'instant, qu'il suffise de dire que la demanderesse et sa fille, qui habite avec elle et qui l'aide de façon quotidienne, ont témoigné. La demanderesse, qui est maintenant âgée de 56 ans, est cloîtrée dans son domicile et elle est sujette à des attaques de panique. Elle souffre d'anxiété, elle est triste et sans énergie. Elle est incapable de vaquer à ses occupations. Elle évite les rencontres sociales, même avec sa famille. Elle est lucide et consciente des conséquences de sa dépression, mais elle n'arrive pas à s'en sortir. Elle ne peut oublier les événements du 25 mars 2008. Sa vie est complètement chamboulée. Le tribunal retient de cette preuve et de la preuve d'expert que la demanderesse est incapable de retourner au travail.

Les défendeurs remettent en question le lien de causalité entre la condition de la demanderesse et les gestes qu'ils ont posés en mars 2008. Ils soutiennent que la demanderesse est prédisposée à souffrir de dépression et croient que cela doit être considéré dans l'évaluation des dommages-intérêts qui peuvent lui être octroyés. La demanderesse est en désaccord. Elle ajoute que, de toute façon, cette question du lien causal a déjà été décidée par la juge Richer et qu'il y a donc chose jugée sur ce point.

 La demanderesse a raison; tant la question du lien de causalité entre le libelle commis par les défendeurs et la dépression majeure dont elle souffre depuis mars 2008 que la question de savoir si sa condition personnelle la prédisposait à un épisode de dépression majeure sont résolues; la juge Richer a déjà répondu à ces deux questions dans son jugement. Ajoutons que la Cour d'appel a cité avec approbation les passages pertinents dudit jugement, et qu'elle a confirmé les conclusions de la juge Richer sur l'existence d'un lien de causalité. Cependant, vu les circonstances, le tribunal tient à préciser que, même si ces questions n'avaient pas déjà été décidées, il aurait conclu dans le même sens de toute façon. En effet, à l'audience devant le soussigné, le Dr Côté a indiqué qu'il avait recherché dans le dossier médical de la demanderesse d'autres facteurs qui auraient pu expliquer une dépression majeure, mais qu'il a finalement déterminé que l'élément déclencheur de cette dépression était le libelle dont elle avait été victime en mars 2008. Il a bien noté que la demanderesse avait éprouvé un trouble en novembre 2002, alors qu'elle vivait un divorce difficile, mais il a conclu que ce trouble n'était pas de la même nature que le trouble qui affecte la demanderesse depuis 2008. À preuve, cet épisode de novembre 2002 n'a pas causé de limitations fonctionnelles, puisque, rapidement, la demanderesse a repris sa vie normale. Au début de l'année scolaire suivante, elle a repris son travail d'enseignante et ne s'est plus absentée de son travail par la suite, même lorsque ses déboires avec les défendeurs ont commencé et qu'elle s'est vu signifier des poursuites judiciaires. Ce n'est qu'en mars 2008, après leurs déclarations devant les médias, que la demanderesse s'est absentée de son travail pour ne jamais être en mesure de le reprendre depuis. Le tribunal préfère ce témoignage à celui de l'experte des défendeurs. Pour avoir gain de cause quant à leur argument fondé sur la règle connue en common law sous le nom de «Thin skull rule», il appartenait aux défendeurs de démontrer que l'existence des conditions préexistantes alléguées est réelle, et que ces conditions sont telles que, tôt ou tard, la demanderesse aurait subi une dépression majeure. Or, ni l'expert de la demanderesse ni l'experte des défendeurs ne sont en mesure de faire une telle affirmation. Le Dr Côté ignore pourquoi la demanderesse souffre autant d'avoir vu sa réputation être attaquée et bafouée. Consentir à la proposition des défendeurs équivaudrait donc à accepter qu'ils se soient attaqués à une personne plus fragile que la normale qui doit seule en supporter les conséquences. Un tel énoncé est mal fondé dans les faits. Par conséquent, il n'y a aucune raison ni aucun fait qui militent à l'encontre du droit de la demanderesse d'obtenir une pleine réparation financière pour l'indemniser des dommages que lui ont causés les défendeurs.

Le montant des dommages-intérêts réclamés pour la perte présente et future de salaire est établi par le rapport de l'actuaire Morissette à 912 327 $, et cette évaluation n'a pas été contestée. Ainsi qu'il a été mentionné précédemment, la Dre Charney suggère la possibilité que la demanderesse essaie d'autres types de traitements pharmacologiques ou qu'elle poursuive la psychothérapie. Le tribunal accepte toutefois le témoignage du Dr Côté que le trouble de dépression dont souffre la demanderesse est maintenant réfractaire. Le Dr Côté ajoute aussi que le psychiatre traitant de la demanderesse a tenté différents traitements pharmacologiques, mais qu'aucun n'a eu l'effet escompté. Pour ce qui est des traitements de nature psychologique, il ne voit pas comment des séances plus nombreuses pourraient permettre à la demanderesse de retourner sur le marché du travail. Il n'y a aucune preuve qui permette d'établir que celle-ci n'a pas participé correctement à ses traitements ou que ceux-ci sont inadéquats. De toute façon, son état de santé ne permettrait pas une consultation plus intensive. Bref, on ne peut conclure que la demanderesse contribue à ses dommages ou qu'elle ne prend pas les moyens pour s'y attaquer. La somme réclamée de 912 327 $ lui est en conséquence accordée.

La demanderesse a aussi convaincu le tribunal que les 100 000 $ qu'elle réclame à titre de dommages non pécuniaires est juste et raisonnable, dans les circonstances. Rappelons que, à ce chapitre, la juge Richer a accordé à la demanderesse, pour la période écoulée entre mars 2008 et décembre 2010, une somme de 50 000 $. Ici, la période visée est beaucoup plus longue. De plus, l'approche personnalisée préconisée dans l'arrêt que la Cour suprême a rendu en 2013 dans l'affaire Cinar Corporation c. Robinson amène ici vers les constats suivants. Objectivement, la demanderesse perd non seulement sa carrière d'enseignante, mais toute possibilité de travail rémunérateur. Or, elle se valorisait par son travail. Par ailleurs, sa qualité de vie est fortement atteinte, vu le caractère persistant et permanent de sa dépression. Subjectivement, la demanderesse résume en des mots forts simples ce qu'elle ressent: elle a honte de sa vie actuelle. Évaluer l'indemnité appropriée à titre de consolation n'est pas chose aisée, mais, eu égard aux sommes octroyés par les tribunaux dans les affaires Gilles Néron Communication inc. et Robinson c. Cinar Corporation, l'octroi d'une somme de 100 000 $ semble ici raisonnable.

Au total, c'est donc un montant de 1 012 327 $ que les défendeurs devront payer à la demanderesse. À cela s'ajoutent les dépens, incluant les frais des experts Côté et Morissette.


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