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Affaire Wenger et drapeau suisse sur des bagages : croix de bois, croix de fer, si je fais de fausses représentations, je vais en enfer (ou du moins en Cour fédérale d’appel)

Par Me Sébastien Lapointe, Techtonik Legal inc.
Affaire Wenger et drapeau suisse sur des bagages : croix de bois, croix de fer, si je fais de fausses représentations, je vais en enfer (ou du moins en Cour fédérale d’appel)

Si vous vous êtes déjà surpris du nombre de marques de sacs et de valises arborant des reproductions ou des approximations du drapeau suisse, eh bien, vous n’êtes pas seul et si vous pensiez que cela pouvait s’avérer problématique en droit, vous n’aviez pas non plus tort.

La Cour fédérale d’appel rendait récemment un arrêt intéressant en matière de marques de commerce, dans l’affaire Group III International Ltd. c. Travelway Group International Ltd. (2017 CFA 215). Cette histoire implique des fabricants de valises et d’articles de bagagerie utilisant tous deux des logotypes comprenant des dessins de croix. L’un de ces groupes, requérants ici, est composé des sociétés Wenger S.A., Group III International Ltd. et Holiday Group Inc. (collectivement ici, « Wenger  »), des sociétés dont l’usage historique de la marque principale remonte à une centaine d’années. L’intimée quant à elle, la société Travelway Group International Ltd. (« Travelway  »), est aussi manufacturière de valises et de bagages qu’elle met en marché ornés de logotypes distincts de ceux de Wenger, mais montrant aussi un dessin de croix.

Les sociétés du groupe Wenger sont associées depuis une centaine d’années aux canifs suisses, dont le logotype (reproduisant le drapeau suisse) est désormais aussi apposé sur divers types de produits, incluant des articles de bagagerie comme des sacs et des valises. Wenger possède d’ailleurs une série d’enregistrements de marques de commerce, quant à divers logotypes utilisés sur les produits de bagagerie Wenger, habituellement en association avec sa gamme SWISSGEAR, comme illustrés ci-après (« les logos de Wenger  ») :

 

Pendant ce temps, Travelway, elle, utilise des logotypes montrant aussi une croix sur ses produits de bagagerie, enregistrant les deux marques suivantes en 2009 (« les logos de Travelway  ») :

Avouez-le, la ressemblance ici s’avère propice à une bonne affaire de confusion de marque de commerce, particulièrement compte tenu de ce qui suit. À ce sujet, ce qui s’avère particulièrement intéressant, ici, c’est qu’après leur introduction sur le marché, Travelway fait évoluer ses logos au fil du temps, en les rapprochant progressivement de l’apparence des logos de Wenger. Travelway stylise notamment son logo en gravant la lettre S qui se trouve au centre sur une pièce métallique distincte, ce qui en réduit considérablement l’impact visuel. Ainsi, les différences des dessins s’amenuisent ainsi au fil des révisions, incluant, par exemple, les couleurs utilisées, et en réduisant grandement la visibilité du « S  » (ou en le retirant carrément) au centre de ses logos.

Devant une confusion de plus en plus probable au fil des années, Wenger dépose finalement des procédures sommaires en Cour fédérale, afin de faire déclarer qu’il y a ici contrefaçon. Bien que la Cour fédérale donne initialement raison à Travelway en rejetant l’action, malheureusement pour elle la Cour fédérale d’appel (la « CFA »), elle, conclut plutôt que la forme arrondie de certaines parties des logos de Travelway n’est pas sans rappeler celle des carrés arrondis entourant toutes les incarnations des logos de Wenger. En considérant la présence d’une croix, il n'est pas très difficile de considérer qu’il existe une grande similitude entre les marques en présence et que les logos de Travelway s’avèrent en droit susceptibles de porter à confusion avec les logos de Wenger.

La CFA se penche ensuite sur l’existence ou non d’un délit de substitution (en anglais, « passing off  »), en vertu de l’article 7b) de la Loi sur les marques de commerce. Selon le tribunal d’appel, oui, Wenger avait fait une preuve suffisante de son achalandage dans les logos de Wenger. Qui plus est, il est clair, selon la preuve, que Travelway a volontairement tenté d’associer ses marques à la Suisse, par des manœuvres que la CFA qualifie même de fausses représentations. Aussi, pour la CFA, le lien entre les logos de Travelway et ceux de Wenger est clair et loin de s’avérer fortuit. Étant donné que le CFA en vient à la conclusion que les logos de Travelway portaient à confusion avec les logos de Wenger et que leur usage impliquait un délit de substitution, la CFA accorde à Wenger la déclaration de contrefaçon qu’elle demande et octroie l’injonction demandée contre Travelway, en plus de lui ordonner de remettre sa marchandise contrefaisante à Wenger.

Bien que ce qui précède suive une trame de fait relativement normale en matière de contrefaçon de marque, la décision dont il est ici question a notamment cela de particulier que la CFA refuse essentiellement ici de tenir compte des enregistrements de marques qui existent quant aux logos de Travelway. Rappelons-le, Travelway avait pris soin d’enregistrer ses marques, croyant peut-être ainsi s’immuniser contre les recours éventuels de son concurrent. Erreur.

Selon la CFA, dans les circonstances, ces enregistrements ne se révèlent vraisemblablement pas valables, ce qui (joint au fait que Travelway ne s’en est pas tenue à ses marques telles que déposées) lui donne le droit d’en faire fi dans sa décision. Puisque les logos portent à confusion et/ou s’avèrent non distinctifs, en droit les enregistrements que détient Travelway à leur sujet s’avèrent aussi sans doute invalides. On peut donc allègrement renvoyer l’affaire devant la Cour fédérale, afin de statuer sur la question de l’invalidation éventuelle de ces enregistrements. Ainsi, malgré ses enregistrements des marques des logos de Travelway, cette dernière a néanmoins été condamnée pour contrefaçon, sans que la raison en soit parfaitement claire à la lecture de la décision. Est-ce une question de variation tels des logos qui permettent de ne pas tenir compte des enregistrements ou est-ce réellement parce qu’il y a apparence d’invalidité ?

Comme chacun le sait, on présente souvent l’un des avantages majeurs de l’enregistrement de marque comme celui de servir de bouclier contre les poursuites éventuelles de tiers. À la suite de l’affaire Wenger, on peut maintenant douter d’un tel énoncé. Rappelons que l’article 19 de la Loi sur les marques de commerce prévoit que :

19 Sous réserve des articles 21, 32 et 67, l’enregistrement d’une marque de commerce à l’égard de produits ou services, sauf si son invalidité est démontrée, donne au propriétaire le droit exclusif à l’emploi de celle-ci, dans tout le Canada, en ce qui concerne ces produits ou services.

Aussi, bien que l’article 19 de la Loi créé une défense contre les tiers qui prétendent à contrefaçon, la décision Wenger semble ouvrir la porte à la possibilité pour les tribunaux de ne pas tenir compte de l’article 19 (quant à un enregistrement présenté en défense) lorsqu’ils considèrent que l’invalidité de l’enregistrement en question a été suffisamment démontrée, et ce, même sans pour autant décréter l’invalidité comme telle. C’est du moins l’une des lectures possibles de cet arrêt. À la suite de cette affaire, il semblerait qu’un enregistrement de marque de commerce n’est peut-être pas la panacée qu’on pouvait croire. On peut certes le soulever comme défense au besoin, mais c’est une défense à laquelle le tribunal pourrait très bien choisir de ne pas souscrire, particulièrement si jamais le requérant peut soulever un doute suffisant quant à la validité de l’enregistrement visé. Il serait intéressant de voir ce qu’en dit la Cour suprême, si jamais la question lui est éventuellement présentée.

Si, par contre, le motif de la CFA pour ne pas tenir compte des enregistrements de Travelway découlait ici des trop grandes variations adoptées par cette dernière, alors cette affaire s’avère un bon rappel de l’importance d’employer ses marques de commerce telles qu’enregistrées.

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À propos de l'auteur

Maître Sébastien Lapointe œuvre depuis plus de vingt ans en pratique privée centrée sur le droit des affaires et, en particulier, l’interaction entre celui-ci et les questions de propriété intellectuelle, dont de droit des technologies. Sa pratique se centre particulièrement sur l’enregistrement de droits de propriété intellectuelle et les ententes de transfert de droits et de technologies, dont les licences, et ce, autant au Canada qu’à l’étranger.

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