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Conditions standardisées de mise en liberté provisoire dans plusieurs dossiers de violence conjugale : il n'est pas toujours nécessaire d'interdire au prévenu de mentionner la plaignante et les accusations dans les médias sociaux. Il n'y a aucune base rationnelle justifiant la compromission systématique du droit du prévenu de clamer publiquement son innocence.

Résumé de décision : R. c. Banville, EYB 2024-560595, C.Q., 20 décembre 2024
Conditions standardisées de mise en liberté provisoire dans plusieurs dossiers de violence conjugale : il n'est pas toujours nécessaire d'interdire au prévenu de mentionner la plaignante et les accusations dans les médias sociaux. Il n'y a aucune base rationnelle justifiant la compromission systématique du droit du prévenu de clamer publiquement son innocence.

Le droit de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté assortie d'un cautionnement raisonnable est un élément essentiel d'un système de justice pénale éclairé. La liberté du citoyen est au cœur d'une société libre et démocratique. Par conséquent, dès qu'il existe un risque de perte de liberté, il nous incombe, en tant que membres d'une société libre et démocratique, de tout faire pour que notre système de justice réduise au minimum le risque de privation injustifiée de liberté. Le principe fondamental de la retenue (dorénavant codifié à l'art. 493.1 C.cr.) doit guider le juge dans son analyse. La retenue s'applique non seulement à l'égard de la détention ultime, mais aussi au nombre et au contenu des conditions de mise en liberté provisoire qui pourraient être imposées. Tout cela découle du principe de l'échelle, lequel est un élément essentiel du système canadien. Autrement dit, chaque échelon de l'échelle doit être examiné de façon individuelle et consécutive, chacun devant être écarté avant qu'il soit possible de passer à une forme plus restrictive de liberté.

Dans le récent arrêt Zora, la Cour suprême du Canada déplorait l'usage excessif de conditions superflues ou injustifiées. Dans son analyse, la Cour a souligné que les conditions de mise en liberté ne peuvent contrevenir à une loi fédérale ou provinciale ou encore à la Charte canadienne. Plus spécifiquement, la Cour a mentionné que les conditions raisonnables ne doivent pas restreindre la liberté d'expression du prévenu, à moins que la condition soit liée au risque de récidive qu'il pose ou encore au risque de compromettre la confiance du public envers l'administration de la justice. Si le ministère public sollicite des conditions ayant une incidence sur la liberté d'expression, il convient de les évaluer rigoureusement afin d'établir si cette restriction est bel et bien justifiée et proportionnelle au risque que pose le prévenu. Après tout, en assortissant la mise en liberté d'une telle condition, le juge criminalise l'exercice par le prévenu de son droit constitutionnel à un moment où il est présumé innocent. Une telle mesure est loin d'être banale. Si la pertinence de la condition proposée n'est pas manifeste, il incombe au juge de questionner les parties afin de déterminer si elle est réellement nécessaire et liée aux risques allégués. Les juges doivent surtout être à l'affût de tout signe laissant croire que des conditions sont imposées de façon routinière ou abusive. Ces obligations s'appliquent aussi aux mises en liberté avec consentement lorsque les conditions ont une portée potentiellement excessive.

Dans la présente affaire, deux conditions qui sont comprises dans le projet d'ordonnance de mise en liberté du ministère public et que le prévenu était prêt à accepter avant que le tribunal soulève d'office la question de leur caractère approprié ou non ne seront pas incluses dans l'ordonnance de mise en liberté. Ces conditions, qui interdisent de mentionner la plaignante et les présentes accusations dans les médias, y compris les médias sociaux, restreignent grandement la liberté d'expression du prévenu, et le ministère public n'a présenté aucune preuve ou aucun argument concret susceptible d'établir comment ces conditions sont liées au risque posé par celui-ci.

Il convient de préciser, avant d'aller plus loin, que les conditions en litige ne sont pas propres au prévenu. Ces conditions sont standardisées; elles sont couramment demandées par le ministère public dans plusieurs dossiers de violence conjugale et elles sont couramment acceptées par les prévenus, sans qu'aucune question soit posée. Elles sont même incluses dans le formulaire modèle que le ministère public emploie et remet aux greffières en salle d'audience.

En 2024, à plusieurs égards, les réseaux sociaux sont devenus la nouvelle place publique. Pour le meilleur ou pour le pire, ils constituent l'un des forums principaux de discussion entre citoyens. En ce sens, il est ironique que le prévenu conserve le droit de manifester sur le trottoir et de dénoncer les accusations et la plaignante, mais qu'il ne puisse faire de même sur X (anciennement Twitter), sur Instagram ou sur Facebook. Bien qu'on le tienne pour acquis, il est utile de rappeler que le droit de clamer son innocence dans la sphère publique est fondamental. Cela est d'autant plus vrai si l'on considère que des restrictions semblables ne s'appliquent pas aux plaignantes.

Dans un dossier comme celui en l'espèce, il n'y a aucune base rationnelle justifiant la compromission systématique du droit des prévenus de clamer publiquement leur innocence. Un tel droit doit être vigoureusement protégé. La liberté d'expression est directement en jeu; incidemment, elle est étroitement liée à la présomption d'innocence dont jouissent les prévenus.

En conclusion, la pertinence et la nécessité des conditions proposées doivent être évaluées au cas par cas. Il est tout à fait possible que des interdictions comme celles en cause soient légitimes et justifiées. Si c'est le cas, leur utilité particulière devra être démontrée. Cette évaluation dépendra de la nature des accusations, de la nature de la relation entre les parties et de tout risque que les déclarations publiques de l'accusé compromettent la sécurité du public, provoquent de la discorde sociale ou minent la confiance du public envers l'administration de la justice. Bref, l'on n'interdit pas de manière absolue ce genre de conditions, mais l'on ne peut non plus y adhérer aveuglément, surtout lorsqu'elles contreviennent à la liberté d'expression du prévenu.

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