D'entrée de jeu, il faut souligner, car cela paraît essentiel à l'examen de l'affaire dans une perspective correcte, que n'était pas en cause ici la justesse d'une norme théorique adoptée par Radio Lounge en vue d'une application générale. Il s'agissait plutôt d'apprécier l'à-propos d'une décision ponctuelle, prise sur place, en réaction immédiate à une situation particulière. Or, voici là un élément que l'on retrouve rarement dans la plupart des affaires servant de guides jurisprudentiels en la matière. En effet, jusqu'à la présente affaire, il a surtout fallu décider de la validité d'une norme mise en place à la suite d'une analyse dans l'abstrait, et ce, à la faveur d'un incident ayant par la suite donné lieu à son application. Cette distinction permet de mettre en lumière le caractère hautement factuel des assises du jugement attaqué. Ainsi, contrairement à ce que décide le juge Émond dans les motifs de la majorité, et au-delà de certaines apparences, le soussigné estime-t-il que l'appel porte principalement sur une question d'appréciation de la preuve. Il s'ensuit dès lors qu'une intervention ne sera justifiée que si la Cour est en présence d'une erreur manifeste et déterminante, à moins, bien sûr, qu'une erreur de droit ne vicie la démarche analytique suivie par le Tribunal. Or, en toute déférence pour l'opinion contraire, le soussigné est d'avis que rien, ici, n'autorise la Cour d'appel à mettre de côté les conclusions tirées en première instance.
Précisons dans un premier temps que le Tribunal a eu à choisir entre des versions contradictoires. Après analyse, il a mis de côté la version des faits soutenue par Beauregard en retenant de la preuve contradictoire que, joint au téléphone par le gérant, le propriétaire de Radio Lounge a accepté de lever l'interdiction faite à Beauregard d'entrer dans l'établissement en limitant toutefois la liberté de mouvement de son chien à l'intérieur des locaux. Il s'agissait là d'une mesure d'accommodement destinée à atténuer la décision initiale d'interdiction d'accès. On doit le constater, ce n'est pas l'interdiction pure et simple de Radio Lounge qui a provoqué le départ des lieux de Beauregard et de son chien. C'est plutôt le refus de ce dernier de tester la mesure d'accommodement proposée pour lui donner accès aux lieux et dont, incidemment, il ne reconnaît même pas l'existence.
Le soussigné note, de surcroît, que la nature de cet assouplissement permet de croire que les responsables de Radio Lounge n'avaient aucune opposition de principe à la présence du chien dans l'établissement. Plus encore, l'accent mis par le propriétaire et les préposés sur la densité de la foule à ce moment, obstacle majeur à la présence du chien sur la piste de danse suivant leur point de vue, laisse aussi à penser que la situation aurait pu évoluer, si, d'aventure, cet obstacle s'était estompé en cours de soirée. Si le soussigné croit utile de s'attarder sur cet aspect de l'affaire, c'est que, à son avis, la thèse soutenue en appel par la Commission comporte l'effet pervers d'occulter la version des faits présentée par Beauregard, et, surtout, le caractère spontané et nécessairement évolutif des décisions prises par Radio Lounge, suivant une version dont le Tribunal a reconnu la véracité. Sous cet éclairage, il est plus facile d'apprécier la justesse de la conclusion selon laquelle Radio Lounge a proposé un accommodement que Beauregard aurait dû examiner plus sérieusement plutôt que de le rejeter du revers de la main. De l'avis du soussigné, on ne saurait trop insister sur l'importance de ce constat du Tribunal, lequel conduit à un résultat conforme à l'enseignement découlant de l'arrêt Centre universitaire de santé McGill (Hôpital général de Montréal) (l'arrêt McGill), dans lequel la Cour suprême écrit notamment ce qui suit : « [s]i l'absence de coopération de l'employé est à l'origine de l'échec du processus d'accommodement, sa plainte pourra être rejetée. Comme le dit le juge Sopinka dans Central Okanagan, " [l]e plaignant ne peut s'attendre à une solution parfaite " (p. 995). L'obligation de l'employeur, du syndicat et de l'employé est d'arriver à un compromis raisonnable ». Par opposition, l'examen des accommodements qui auraient pu être offerts pour permettre à Beauregard d'évoluer sans contrainte sur la piste de danse revêt un caractère purement théorique dans le cadre des faits à l'étude, puisque les parties ne se sont jamais rendues à l'étape de les considérer et d'évaluer plus précisément l'opportunité d'en maintenir le caractère contraignant au fur et à mesure de l'évolution du contexte. Ce volet de l'affaire permet aussi de mieux comprendre pourquoi le Tribunal n'a abordé le sujet des contraintes excessives portant sur l'accès à la piste de danse qu'en fonction d'une évaluation primaire et purement théorique du risque. En effet, la réaction intransigeante de Beauregard a empêché que la situation puisse évoluer autrement. Voilà pourquoi, en s'appuyant à l'évidence sur l'arrêt McGill, précité, le Tribunal écrit ce qui suit : « [i]l est bien établi en jurisprudence que les contraintes afférentes à l'accommodement ne sont pas à sens unique. Lorsque le fournisseur de service fait une proposition qui est raisonnable, il incombe au client d'en faciliter la mise en oeuvre. Si l'absence de coopération du client est à l'origine de l'échec du processus d'accommodement, sa plainte peut être rejetée. Par conséquent, il importe de déterminer si la mesure d'accommodement proposée par les défendeurs était raisonnable. Le Tribunal estime que tel est le cas ». Le Tribunal, rappelons-le, est un organisme créé par la Charte, dont l'article 101 exige spécifiquement la spécialisation des membres qui le composent. Par ailleurs, le préambule du Code de déontologie adopté sous l'empire de cette même loi fait écho à cette exigence. En l'espèce, le soussigné estime que le Tribunal s'est acquitté de sa tâche de façon tout à fait correcte. Son appréciation de la preuve est à l'abri de reproches et son analyse en droit se révèle conforme aux principes de droit applicables. Après avoir retenu la thèse d'un traitement discriminatoire, le Tribunal estime que la Commission s'est acquittée de son fardeau de démontrer que Beauregard a, à première vue, fait l'objet d'un traitement discriminatoire au sens des articles 4, 10 et 15 de la Charte. Le Tribunal se demande ensuite si les défendeurs (les intimés en appel) ont envisagé autant de mesures d'accommodement qu'il leur était possible de le faire dans les circonstances sans en subir une contrainte excessive. Il écrit : « [e]n application de la grille d'analyse élaborée en matière d'emploi dans l'arrêt Meiorin et maintenant considérée applicable en matière de prestation de services offerts au public, les défendeurs devaient dès lors démontrer que le refus d'autoriser la présence de Beauregard accompagné de son chien-guide sur la piste de danse était 1) rationnellement lié à la poursuite d'objectifs légitimes; et 2) raisonnablement nécessaire à l'atteinte de ces objectifs, en ce qu'il était impossible pour les défendeurs de composer avec les personnes ayant les mêmes caractéristiques que le plaignant sans subir de contrainte excessive ». Après analyse, le Tribunal conclut que le refus du propriétaire de Radio Lounge de laisser Beauregard aller sur la piste de danse en compagnie de son chien-guide était rationnellement lié à l'objectif légitime d'assurer un niveau de sécurité raisonnable à la clientèle s'y trouvant, au plaignant et à son chien. Le Tribunal entreprend ensuite le second volet de l'analyse. Avec égards, le soussigné ne décèle aucune erreur de droit qui vicie la méthode choisie. Le Tribunal se livre à un examen soigné de la preuve et des prétentions respectives de chacune des parties. Fait à noter, il est bien au courant que la présence d'un chien-guide ne constitue pas, en soi, une fin de non-recevoir à l'admission dans une discothèque d'une personne ainsi accompagnée. Conscient, toutefois, que son attention doit se concentrer d'abord et avant tout sur les faits de l'affaire, le Tribunal ajoute ce qui suit : « le Tribunal a pu visualiser la disposition des lieux et constater, sous plusieurs angles, la densité de la foule sur la piste de danse. Vu la très grande densité de cette foule à laquelle s'ajoutent un éclairage tamisé, une musique forte, le fait que les personnes sur la piste de danse soient en mouvement constant et la probabilité que certaines d'entre elles soient en état d'ébriété, il était raisonnablement nécessaire dans les circonstances d'empêcher le plaignant de s'y rendre en compagnie de son chien-guide pour assurer leur sécurité à tous deux et celle des autres clients. Aussi bien entraîné soit-il, le chien-guide aurait été peu visible pour les clients, d'où un risque élevé de chutes, de blessures et de bousculades. Dans ces circonstances bien particulières, autoriser la présence du chien-guide sur la piste de danse aurait constitué une contrainte excessive ». Dans ce contexte, le soussigné ne pense pas qu'il était clairement erroné d'inférer qu'il était raisonnable pour la direction de Radio Lounge de croire à première vue que le chien de Beauregard serait peu visible sur la piste de danse. Au contraire, pareille inférence était raisonnable. Il n'était pas davantage clairement erroné de déduire qu'il était logique pour la direction de Radio Lounge d'estimer a priori qu'il y eût risque élevé de chute, de blessures ou de bousculade si les responsables de l'établissement autorisaient la présence d'un chien peu visible au milieu de cette foule dense, en mouvement constant et alors qu'on pouvait tenir pour acquis que certains participants étaient sous l'influence de l'alcool. Cette appréciation de la conduite de Radio Lounge pouvait aisément prendre appui sur la preuve. De l'avis du soussigné, ces deux constats sont à l'abri de réformation.
Par ailleurs, il importe peu de croire ou non que les clients d'une discothèque sont en théorie capables de composer avec la présence d'un chien-guide. Ce sont les faits de l'espèce qui comptent et la preuve retenue par le Tribunal révèle que, ce soir-là du 16 mai 2009, il était raisonnable de penser que le chien serait peu visible dans le contexte dont il s'agit, notamment en raison de l'importance et de la très grande densité de la foule et du peu d'intensité de l'éclairage ambiant. De là la conclusion qu'il aurait été à première vue imprudent de permettre d'entrée de jeu que le chien et les danseurs agglutinés sur la piste soient exposés aux risques inhérents découlant de cette situation précise. C'est principalement à ces conclusions de fait que s'attaquent les motifs d'appel proposés par la Commission. Mon collègue y fait droit en exprimant l'avis que « les craintes entretenues par Radio Lounge ne sont aucunement étayées par la preuve ou si peu que pas. Elles sont même, à certains égards, le fruit d'idées préconçues ». Il ajoute qu'« il faut éviter de conclure à un risque " grave ou excessif " sur la base d'impressions ». Encore soit dit avec égards, le soussigné ne peut avaliser cette approche qui heurte des inférences nullement entachées d'erreurs manifestes et déterminantes. Existait-il des méthodes susceptibles de rendre le chien visible aux danseurs ou d'écarter de cet espace un nombre suffisant de participants pour que Beauregard, son chien et les autres personnes présentes puissent y évoluer en sécurité? C'est le fardeau d'établir par une preuve positive l'inexistence de pareilles méthodes que, selon la Commission et aussi le juge Émond, le Tribunal aurait dû placer sur les épaules de Radio Lounge. Selon le soussigné, cette thèse occulte la trame des événements, et plus particulièrement ce qu'il a déjà qualifié de caractère spontané et évolutif des propositions faites. L'organisme spécialisé en la matière, à qui la Charte a notamment confié la mission d'apprécier les faits, a tiré la conclusion que Radio Lounge avait présenté de bonne foi un compromis à première vue raisonnable en permettant à Beauregard et à son chien d'accéder aux lieux sous certaines conditions. Au demeurant, rappelons que l'offre portait sur l'accès à une place dans une section dite VIP, laquelle était en principe réservée à des clients ayant acquitté un prix d'entrée supérieur à celui autrement exigé. Sans que cela soit déterminant, on peut sans peine supposer que cette proposition n'était pas blessante en elle-même, mais que, au contraire, elle comportait une sorte de plus-value destinée à compenser un tant soit peu les contraintes exigées de Beauregard en raison des circonstances. Pour le Tribunal, il coulait de source que, au moment où l'accommodement a été offert, il était raisonnable de ne pas passer immédiatement à l'étape de l'accès à la piste principale, puisqu'il ne semblait pas, du moins à première vue, exister de méthodes adéquates pour atténuer l'intensité du risque à cet endroit précis. Comment, en effet, rendre le chien visible ou autrement protéger de façon raisonnable la sécurité de tous ceux qui y évoluaient déjà ? Il n'y a aucune erreur manifeste dans cette détermination, d'autant que le soussigné lui-même aurait peine à imaginer spontanément une procédure susceptible de permettre l'atteinte de cet objectif sans avoir recours à des mesures draconiennes. Le soussigné ne peut se rallier à la thèse qualifiant d'« impressionniste » la preuve administrée par Radio Lounge, notamment parce qu'elle fait abstraction du départ précipité de Beauregard, un élément de preuve ici incontournable. Qu'aurait-il fallu que la direction de l'établissement fasse dans un semblable contexte pour convaincre le Tribunal du caractère raisonnable de la proposition faite ? Qu'elle s'empresse sur-le-champ de prendre de multiples clichés destinés à cristalliser l'image des lieux bondés et celle des conditions favorables offertes à la clientèle fréquentant la section VIP ? La preuve prépondérante révèle que Beauregard ne savait même pas de quoi il s'agissait et que, d'aucune façon, il ne voulait en faire l'expérience. Aurait-il fallu que Radio Lounge fasse venir ultérieurement un ou plusieurs experts afin de démontrer, à l'aide de reconstitutions, la probabilité d'une chute ou d'un autre incident malheureux sur la piste de danse ? Pour le soussigné, ce n'est pas là le fardeau reposant sur les épaules d'un justiciable aux prises avec une situation concrète le forçant à prendre, sans délai et de bonne foi, la décision qui lui paraît la plus raisonnable. Le Tribunal a apprécié les faits et il a estimé qu'ils suffisaient à accréditer la thèse soutenue par Radio Lounge. Toute intervention à ce sujet ne pourrait se justifier que si la conclusion retenue par le Tribunal ne pouvait résister à la norme de la décision raisonnable. Ce n'est pas le cas.
En résumé, la preuve révèle qu'il y a d'abord eu refus pur et simple d'accès à l'établissement, une position atténuée par la suite par le retrait de cette interdiction à la condition que Beauregard et son chien se rendent dans la section VIP. Le tribunal spécialisé a jugé que la condition posée par Radio Lounge rendait alors minimale l'atteinte aux droits fondamentaux de Beauregard, mais qu'elle était raisonnablement requise à première vue pour la protection de tous dans les circonstances très particulières existant à ce moment. Mais, fait crucial, les choses n'ont jamais pu évoluer autrement en raison du refus formel de Beauregard de considérer sérieusement la mesure d'accommodement offerte au départ. C'est là un motif fondamental sur lequel s'appuie le dispositif et qui, à lui seul d'ailleurs, suffit à le justifier.
Bref, le soussigné estime qu'il n'y a pas matière à intervention, parce que, d'une part, la décision attaquée n'est pas viciée par une erreur de droit et que, d'autre part, la Cour d'appel doit déférence aux constats et inférences de fait tirés par le Tribunal.
En conséquence, le soussigné propose le rejet du pourvoi, avec dépens.
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