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Le placement à l’isolement et le contrôle de la Cour fédérale du Canada

Par Mazen Raad, docteur en droit privé, professeur de droit
Le placement à l’isolement et le contrôle de la Cour fédérale du Canada

Depuis longtemps déjà, le détenu qui fait l’objet d’une décision de placement à l’isolement a la possibilité d’en demander la révision auprès de la Cour fédérale du Canada, pour peu toutefois qu’il soit emprisonné dans une institution carcérale relevant du Service correctionnel du Canada. Le contrôle exercé par la Cour fédérale en la matière est un contrôle de conformité, consistant à vérifier concrètement que la décision de la juridiction disciplinaire est bien conforme à la norme de la « décision correcte ». Mais la Cour peut également effectuer un contrôle renforcé pouvant la conduire à substituer sa propre appréciation à celle de la juridiction disciplinaire lorsque, comme c’est le cas dans le jugement à l’étude du 11 décembre 2018, les moyens allégués sont mélangés de droit et de faits et que la décision contestée est entachée d’une erreur manifeste d’appréciation au regard de la norme de la « décision raisonnable ». C’est en considération de ces normes de contrôle que le juge réviseur peut précisément adopter une posture critique, ou non, sur la motivation de la décision litigieuse qui lui est déférée.

  • Amos c. Canada (Procureur général), 2018 CF 1242

Au cas de l’espèce, la Cour fédérale a été saisie le 14 octobre 2016, par un détenu anglophone, d’un avis de demande de contrôle judiciaire en application de la Règle 301 c) des Règles des Cours fédérales et des articles 18 et 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales. Le demandeur reproche au président indépendant1 de s’être prononcé en méconnaissance des articles 126 (désobéissance à une loi), 423 (intimidation), 264 (harcèlement criminel), 34 (légitime défense) et 17 (défense sous l’effet combiné de menaces et de la contrainte) du Code criminel, ainsi que des dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (LSCMLC) et de son règlement d’application (RSCMLC), qui régissent la procédure disciplinaire. Le 15 janvier 2018, soit 14 mois plus tard, il dépose un « avis de question constitutionnelle » suivant la Règle 69, tout en accomplissant les obligations lui incombant au titre de l’article 57 de la Loi sur les Cours fédérales, au motif que le texte de l’alinéa 40(h) LSCMLC, ayant fondé la déclaration de culpabilité, est entaché d’un défaut de précision et de clarté et doit, dès lors, être déclaré contraire à l’article 7 de la Charte canadienne des droits et libertés. Le juge justifie la longueur de la procédure de révision judiciaire en s’appuyant sur la nature atypique du dossier et sur sa complexité, notamment liée aux liens de connexité entretenus avec d’autres procédures de communication de documents confidentiels engagées auprès de l’établissement carcéral.

29 juillet 2016, vers 8h19 du matin, une agression physique [serait] survenue entre le demandeur et un autre détenu dans une rangée de l’unité, a priori sous les yeux de deux gardiens de prison en charge de la surveillance des lieux ce jour-là. Sur cette rangée, où sont regroupées les cellules en enfilade, est braquée une caméra de vidéosurveillance qui enregistre sans discontinuer les moindres faits et gestes des détenus. L’incident trouve, semble-t-il, son origine dans une précédente altercation survenue dans la journée du 27 juillet quand le demandeur, s’engageant dans une longue file d’attente au poste téléphonique, reproche à un autre détenu de dépasser le temps de communication qui lui est imparti. Des propos vifs à caractère menaçant sont échangés entre les deux. Au lendemain de cette anicroche, la tension est à son comble, à tel point que le détenu, n’ayant pas apprécié la remarque de la veille, profite d’un moment d’inattention du demandeur pour lui lancer du beurre fondu à la figure. Invité à s’expliquer sur les faits du 29 juillet, le demandeur dit avoir agi sous l’effet conjugué de menaces et de la contrainte, tout en affirmant qu’il était pris à partie et que la défense était sa seule issue pour échapper aux coups de l’agresseur. Mais, pour l’institution carcérale, les faits accréditaient plutôt la thèse d’un combat. Le demandeur est finalement reconnu coupable d’« avoir pris part à un combat avec un autre détenu et l’intention d’en découdre » sur le fondement de l’alinéa 40(h) LSCMLC. Après trois jours d’audience, le président indépendant ordonne son placement à l’isolement pour 5 jours en vertu de l’alinéa 441)f) LSCMLC, en le privant du bénéfice de la télévision et de tout contact avec les autres détenus et en le condamnant à une amende de 35 $ assortie d’un sursis de paiement de 90 jours. À rebours, le juge fédéral s’est attaché à démontrer que l’ensemble des lacunes, des imprécisions et des contradictions dans la déclaration de culpabilité ont créé un doute sur la régularité de la procédure disciplinaire et la matérialité de l’infraction reprochée.

1. Le premier volet du jugement a trait au défaut de caractérisation de l’infraction ainsi qu’au non-respect des règles de procédure. Deux choses prêtent d’emblée le flanc à la critique. Tout d’abord, le juge fait observer qu’au cours de l’audience disciplinaire du 13 septembre 2016, le président indépendant a recueilli « hors enregistrement sonore » le témoignage d’un gardien de prison qui n’était pas parmi ceux ayant pris une part personnelle et directe à la constatation de l’infraction. Pourtant, le paragraphe 33(1) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (RSCMLC) édicte l’impossibilité de principe de s’affranchir de ce type d’enregistrement, sauf en l’absence d’équipement matériel de la salle d’audience ou encore en présence d’une difficulté technique plaçant le décideur dans l’impossibilité absolue de s’y conformer. L’intransigeance de la Cour fédérale sur l’observation de cette formalité n’est d’ailleurs pas nouvelle. De longue date, elle affirme, en effet, que l’impératif d’enregistrement sonore est une formalité substantielle quasi automatique, qui plus est d’ordre public. Il est donc logique que, dans ces circonstances, le juge en déduise que le défaut d’enregistrement sonore l’a privé de la possibilité de contrôler adéquatement la motivation du président indépendant quant à cette partie de l’audience.

Il y a, ensuite, le défaut de communication de la preuve, vertement dénoncé par le demandeur, que le juge a dû concéder. Celui-ci fait remarquer, d’une part, que non seulement le demandeur n’a pas été convoqué à l’audience du 13 septembre, mais encore la transcription du témoignage livré par le gardien cette journée-là ne lui a jamais été notifiée, et ce, contrairement au paragraphe 33(3) RSCMLC ; d’autre part, que le rapport d’incident dit d’observation, qui a été rédigé par l’un des deux gardiens de prison et qui avait pour objet de résumer la commission des faits reprochés, ne semble pas non plus avoir été communiqué au demandeur. Or cette irrégularité heurte de front le paragraphe 25(1) RSCMLC, qui nous dit clairement que « l’avis d’accusation d’infraction disciplinaire doit contenir (…) un énoncé de la conduite qui fait l’objet de l’accusation, y compris la date, l’heure et le lieu de l’infraction disciplinaire reprochée, et un résumé des éléments de preuve à l’appui de l’accusation qui seront présentés à l’audition; (…) ». Ce n’est pas pour rien que l’article 43 LSCMLC exige que soient soumis à la libre discussion des parties tous les éléments de preuve ! Ce faisant, il est fait grief au président indépendant de s’être montré peu enclin à sanctionner la violation de cette règle de procédure posée par la loi et son règlement.

Ce manquement s’ajoute d’ailleurs aux multiples errances ayant consisté à banaliser les éléments de procédure, comme si ces derniers n’obéissaient plus à un régime particulier et protecteur. À titre d’illustration, les images filmées par la caméra de vidéosurveillance, qui était pourtant au cœur de la déclaration de culpabilité, ont été visionnées puis commentées à l’audience « sans la présence du demandeur », au motif qu’elles contenaient des éléments susceptibles de porter atteinte à la sécurité des personnes. On peut légitimement supposer que non avisé de cette partie importante du débat, le demandeur n’a pas pu finalement préparer une défense pleine et entière. Il s’ensuit que la preuve était tout simplement impossible à rapporter. Or la jurisprudence actuelle indiquant que le défaut de communication des documents confidentiels fait nécessairement grief2 plaiderait, dans ce cas de figure, pour une réponse négative qui, du reste, serait seule de nature à préserver les droits de la défense. Nul doute que des considérations d’équité procédurale imposent que l’accusé puisse participer de manière effective à l’établissement des preuves matérielles. Qui plus est lorsque l’on sait que la Cour suprême du Canada s’est déjà prononcée en ce sens3 et que le paragraphe 27 LSCMLC prévoit expressément que « (…) la personne ou l’organisme chargé de rendre, au nom du Service, une décision au sujet d’un délinquant doit, lorsque celui-ci a le droit en vertu de la présente partie ou des règlements de présenter des observations, lui communiquer, dans un délai raisonnable avant la prise de décision, tous les renseignements entrant en ligne de compte dans celle-ci, ou un sommaire de ceux-ci ». C’est qu’une telle carence, outre le fait qu’elle méconnaît les droits de la défense et le droit à un procès équitable, favorise une logique de « camps » et insinue l’idée que la culpabilité est déjà acquise, là où la justice disciplinaire se veut précisément impartiale. Quoiqu’il ait été favorable à l’annulation partielle de la décision disciplinaire4, en raison notamment de l’indisponibilité d’une partie de l’enregistrement sonore des débats, le Substitut du procureur général a cru tout de même pouvoir convaincre le juge d’écarter de la demande de contrôle judiciaire toutes les questions mettant en cause l’irrespect des règles de procédure, au motif qu’elles n’ont jamais été soulevées par le demandeur devant le président indépendant. Mais le juge a considéré qu’il avait, dans ce contexte, à en connaître puisque ces questions portent nécessairement atteinte aux droits et intérêts du demandeur5.

Enfin, le plus étonnant reste encore la position du représentant de l’institution carcérale, qui s’est fondé sur une succession d’incohérences montrant toute l’ambivalence de sa preuve. Le juge s’est en effet appliqué à relever que le rapport d’incident du gardien, dont le témoignage n’a, assez étrangement, jamais été sollicité, faisait état de « plusieurs » coups de poing donnés par le demandeur à son rival tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la cellule de ce dernier. En revanche, l’autre gardien, seul témoin cité et entendu en présence du demandeur à l’audience, a livré une version plus contrastée. Non seulement il a relaté des faits en parfaite contradiction avec les images de la vidéosurveillance, mais surtout, il a déclaré avoir vu le demandeur porter un (seul) coup de poing au ventre ou au torse de son antagoniste à l’extérieur de la cellule de celui-ci, soit l’exact inverse de la version de son collègue et de celle du représentant de l’institution. Une autre chose est davantage contestable : le juge indique, d’une part, que le président indépendant a brusquement mis fin au contre-interrogatoire du demandeur en violation du paragraphe 31(1) RSCMLC. Or, sur ce point connu pour avoir déjà donné lieu à une jurisprudence abondante sur le fondement de l’article 7 de la Charte, il est parfaitement acquis que le droit au procès équitable confère à tout accusé un droit fort utile pour permettre l’émergence de la vérité : celui d’interroger ou de faire interroger les témoins à charge dans les mêmes conditions que les témoins à décharge. Aussi la confrontation constitue-t-elle un acte particulièrement utile, ne serait-ce que pour permettre à l’accusé de préparer une défense pleine et entière. D’autre part, en agissant de la sorte, le président indépendant a privé le demandeur de la possibilité de formuler des observations sur le moyen de défense de contrainte dont il espérait bénéficier, en violation de l’alinéa 31(1)(b) RSCMLC.

À tout cela s’ajoute que le représentant de l’institution s’est lui-même chargé de traduire les déclarations de son témoin à l’audience, alors qu’il n’était pas fondé à s’ériger en traducteur ! Voilà encore une bizarrerie de cette procédure disciplinaire que n’a pas manqué de pointer du doigt le juge, pour qui la traduction était loin d’être idéale au regard de la jurisprudence de la Cour suprême du Canada6 relative au paragraphe 27(4) LSCMLC. Encore qu’il l’a évoquée dans son jugement sans viser l’article 14 de la Charte qui garantit notamment, au titre des droits de la défense, le droit à l’assistance d’un interprète. À n’en pas douter, il s’agit bien d’une violation d’un droit constitutionnel, le demandeur n’ayant pu être assisté d’un interprète assermenté. Enfin, le juge, après avoir écouté l’enregistrement sonore des débats de fond en comble, a relevé le couac du représentant de l’institution. Celui-ci tentait, semble-t-il, de faire tendre le débat de chaque côté de sa thèse, en faisant feu de tout bois. Tantôt, il intervenait auprès du président indépendant pour soi-disant l’instruire, tantôt, auprès de son témoin pour le corriger et l’inciter à revenir sur ses paroles; tantôt, encore, il soutenait, à mesure qu’il livrait son interprétation des images extraites de la vidéo, que le rival du demandeur avait le visage gonflé et présentait des hématomes à l’issue du combat; tantôt, enfin, il faisait allusion à un vieil incident mineur pour enfoncer le clou, comme si le demandeur était un multirécidiviste.

À la vérité, il était peu probable que le juge réviseur se passe du recours aux images filmées par la vidéosurveillance pour exercer un contrôle de la motivation elliptique du président indépendant. D’autant que cette motivation alimentait une confusion entre l’existence d’indices caractérisant hors de tout doute raisonnable l’infraction en tous ses éléments et la seule existence d’une présomption de culpabilité, qui plus est dépourvue d’éléments circonstanciés susceptibles de la justifier. À la grande stupéfaction du juge, bien que ces images montrent un coup de poing et de pied donné par le demandeur en direction de son antagoniste, en revanche, elles ne permettent pas de le relier aux hématomes prétendument subis par ce dernier, faute de contact corporel. Aussi, si elles présument la commission d’une agression physique, elles ne révèlent néanmoins aucun combat survenu entre les deux individus au moment des faits. Plus précisément, ces images montrent que le demandeur a pénétré dans la cellule de son antagoniste après avoir porté ses gants et qu’il en est vite ressorti avant que les portes de la rangée ne se soient refermées. Mais cette scène d’à peine une minute et demie démontre-t-elle pour autant que le demandeur a pris part à un combat ? Le doute était donc permis, du moins aux yeux du juge. En toute transparence, celui-ci a soulevé l’insuffisance d’éléments factuels permettant de conclure à une culpabilité, estimant qu’il n’était pas avéré, avec certitude, que les traces de coups allégués soient reliées à l’action du demandeur, ni qu’un combat ait eu lieu dans la rangée cellulaire, dès lors que cette version des faits n’est pas venue corroborer les images de la vidéosurveillance. Rien de plus justifié dans la mesure où, pour être constitué, le combat suppose l’existence d’un duel. La qualification retenue apparaît donc quelque peu excessive au regard des images extraites de la vidéo, qui rendent finalement peu probable une telle hypothèse et laissent entendre que le demandeur subissait peut-être totalement la situation à l’intérieur de la cellule de son agresseur. Admettre le contraire reviendrait à méconnaître la norme de preuve exigée par le paragraphe 43(3) LSCMLC, ô combien nécessaire, selon laquelle « les faits doivent être démontrés hors de tout doute raisonnable ». L’écho de ce principe est d’ailleurs audible tout au long du présent jugement. Celui-ci renvoie à une exigence éthique centrée sur la recherche de la vérité, le président indépendant devant vérifier toutes les pièces afin de ne pas se laisser emporter par des convictions, parfois hâtives, conditionnées par le travail des surveillants.

2. Le second volet du jugement a trait à « l’avis de question constitutionnelle » du demandeur. Celui-ci fait valoir que la définition de l’infraction disciplinaire ne paraît pas satisfaisante, dans la mesure où l’alinéa 40(h) LSCMLC ne précise pas ce qu’il faut entendre par « prendre part à (un combat) ». Il n’est nul besoin de longues démonstrations, dit-il, pour mettre en lumière toute l’imprévisibilité qu’une telle situation peut emporter. Cette interprétation est conciliée avec des arguments d’opportunité, notamment le risque que tous les gestes défensifs en réponse aux coups d’un agresseur soient désormais qualifiés de combat. Le but a été d’inviter le juge à confronter les dispositions litigieuses au regard des exigences constitutionnelles découlant de l’article 7 de la Charte, au motif que les principes de justice fondamentale obligent le législateur à élaborer des textes de lois qui soient suffisamment clairs et précis, sous peine d’être entachés d’inconstitutionnalité.

Le juge a, à raison, jugé essentiel de ne pas cautionner une telle interprétation. Cela explique d’ailleurs pourquoi il n’a pas voulu entrer dans la subtile discussion sémantique autour de la notion d’imprécision. N’en déplaise au demandeur, le constat de l’absence d’imprécision est ici soumis à la double vérification, d’une part, que les mots utilisés par le texte légal fondant l’accusation aient une « acception juridique certaine » et, d’autre part, que les faits considérés soient constitutifs d’une infraction prévue par ce même texte. Tout est donc question d’interprétation et de preuve. L’expression « prendre part à » n’introduit donc aucun élément d’incertitude dans la définition des infractions de voies de fait. L’on relèvera à tout le moins que l’alinéa 40(h) LSCMLC vise des qualifications disciplinaires qui, en pratique, correspondent à des qualifications criminelles. Il n’y a qu’à lire l’article 265 du Code criminel pour en faire le constat. En effet, les voies de fait ont pour éléments matériels les infractions de violences, combat, menaces verbales de mort ou de lésions corporelles, emploi de la force, agression et attaque physiques, atteinte à la vie ou à la sécurité d’une personne, atteinte à l’intégrité physique, etc. Ainsi, à s’en tenir à la première condition indiquée plus haut, il ne fait aucun doute que l’infraction prévue à l’alinéa 40(h) est énoncée en des termes d’une précision suffisante pour qu’il n’y ait pas méconnaissance des principes de justice fondamentale. De plus, la jurisprudence a déjà eu l’occasion d’affirmer que l’imprécision a priori d’un texte ne porte pas à conséquence, dès lors que cette imprécision peut être palliée par la jurisprudence ou le recours à des conseils éclairés et que le véritable problème tient principalement à la qualification juridique des faits7. En ne visant que les voies de fait à l’alinéa 40(h), le législateur n’a pas entendu inclure dans le champ de ces infractions les personnes qui y ont pris part, sous l’effet de la contrainte, en vue de se défendre. C’est donc à la juridiction disciplinaire qu’il revient d’habiller les faits de leur véritable qualification, eu égard notamment à la seconde condition évoquée ci-dessus. La réalité est qu’à défaut de preuve hors de tout doute raisonnable, l’on ne peut s’assurer avec certitude que la situation dans laquelle se trouvait le demandeur renvoyait bien à un cas de combat ou d’agression physique, et en ce cas lequel, comme s’en défendait en l’occurrence le demandeur, à un cas de défense sous l’effet combiné de menaces et de la contrainte. Si bien que cette forme de défense de contrainte édictée par l’article 17 du Code criminel se distingue de la légitime défense, laquelle, en vertu de l’article 34 du Code, est prévue comme un véritable fait justificatif entendue dans un sens extrêmement restrictif8.

En somme, compte tenu des effets néfastes attachés à toute peine d’isolement, le présent jugement ne peut qu’être salué. Il rappelle le souci pédagogique de ne pas infliger une peine disproportionnée, à savoir la nécessité que la juridiction disciplinaire tienne compte des vecteurs de détermination de la peine conformément aux alinéas 34a), b) et c) RSCMLC : le degré de responsabilité et la gravité de l’infraction du détenu, la mesure la moins restrictive possible ainsi que les circonstances atténuantes et aggravantes liées à cette infraction. Or en se contentant d’informations parcellaires, en n’envisageant pas la question de la preuve hors de tout doute raisonnable comme une norme et en se bornant à viser la peine disciplinaire la plus sévère, sans aucunement préciser son incidence sur les éléments énoncés aux alinéas susmentionnés, ni s’expliquer sur le caractère inadéquat de toute autre sanction, le président indépendant n’a pas justifié sa décision au regard des deux normes de contrôle de la décision correcte et de la décision raisonnable. Qui plus est lorsque la procédure n’est pas menée avec la diligence requise, la décision cesse d’être justifiée. Toutefois, compte tenu du fait que le demandeur a déjà purgé sa peine et que le renvoi de cette affaire devant un président indépendant différent de celui qui a statué serait dans les faits sans intérêt, le juge a estimé qu’il avait lieu d’ordonner l’annulation de la décision contestée ainsi que la suppression de toute information pouvant s’y rapporter dans le dossier correctionnel du demandeur et les fichiers de l’institution.


1 Afin d’exclure tout risque d’arbitraire et de partialité, l’alinéa 24 (1) a) du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition exige qu’un président indépendant, qui n’est pas un agent ni un délinquant, ni un directeur d’établissement, soit le seul professionnel habilité à juger la cause du détenu faisant l’objet d’une infraction disciplinaire grave.
2 Alberta (Information and Privacy Commissioner) v. Alberta Teachers’ Association, 2011 CSC 61, [2011] 3 RCS 654 aux paras 22-26.
3 May v. Ferndale Institution, 2005 CSC 82, [2005] 3 RCS 809 [May].
4 En atteste le jugement de rejet du 3 avril 2018 de la Cour fédérale rendu dans le même dossier.
5 Cardinal v. Director of Kent Institution, [1985] 2 RCS 643, 1985; Martineau v. Matsqui Institution, [1980] 1 RCS 602; Congrégation des témoins de Jéhovah de St-Jérôme-Lafontaine v. Lafontaine (Village), 2004 RCS 48, [2004] 2 RCS 650.
6 Mazraani v. Industrial Alliance Insurance and Financial Services Inc, 2018 CSC 50.
7 R. c. Nova Scotia Pharmaceutical Society, [1992] 2 RCS 606.
8 Le paragraphe 22 du jugement laisse entendre que l’incident précédant celui du 29 juillet aurait peut-être conduit le demandeur à commettre un acte de défense à la seule fin de se protéger et prévenir toute velléité d’attaque à son endroit. Or une telle hypothèse ne saurait justifier la légitime défense.

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Docteur en droit privé et titulaire d’une maîtrise en droit des affaires, membre du Comité de lecture de la Revue québécoise de droit international et auteur de plusieurs chroniques de jurisprudence, M. Raad est actuellement professeur de droit à la Cité collégiale d’Ottawa où il enseigne aux étudiants de baccalauréat le droit criminel et la procédure criminelle. Auparavant, il a enseigné un cours de droit privé à la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa. M. Raad a également travaillé à la Cour supérieure du Québec et à la Cour fédérale du Canada.