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Victimes de violence physique, psychologique et sexuelle de la part de leur père pendant leur jeunesse, deux sœurs se voient accorder, des années plus tard, une indemnité de plus de 1,7 M$, payable par la succession de celui-ci

Résumé de décision : Succession de G.P., EYB 2017-281196 (C.S., 15 juin 2017)
Victimes de violence physique, psychologique et sexuelle de la part de leur père pendant leur jeunesse, deux sœurs se voient accorder, des années plus tard, une indemnité de plus de 1,7 M$, payable pa

Les demanderesses, R… P… et L… P…, sont deux soeurs. Leur enfance est marquée par la cruauté, les sévices et la violence physique, psychologique et sexuelle dont faisait preuve leur père. Leurs plus vieux souvenirs renferment la survenance d'événements troublants, dont la violence conjugale dont était victime leur mère ainsi que les agressions de toutes sortes dont elles ont elles-mêmes été victimes. Elles ont vu plus d'une fois leur mère ensanglantée. R… avait si peur de son père qu'elle se cachait derrière le divan du salon lorsqu'elle entendait sa voiture arriver et urinait dans ses culottes. Elles ont maintes fois tenté, en vain, d'alerter les autorités. Elles recevaient régulièrement des coups de pied et coups de poing, au moins une fois par semaine. Comme punition, elles devaient rester agenouillées pendant des heures sur les grilles de calorifères ou sur de petites roches. Une fois, R… a reçu un coup si violent de son père que son nez a été fracturé. Elle a été forcée de rester à table et de manger son repas baigné de sang. Son père a décapité des chatons à la hache devant L… Elles ont également fait l'objet de gavage. Elles se devaient de finir une quantité importante de nourriture dans un temps limité chronométré. Elles ont été victimes d'agressions sexuelles de la part de leur père, impliquant de la masturbation et des attouchements. L… se souvient que son père aurait reçu de l'argent de deux hommes pour que ceux-ci lui touchent les seins et les parties génitales par-dessus ses vêtements. R… était la moins appréciée des deux, car elle réussissait moins bien à l'école et n'excellait pas dans une discipline sportive, comme sa soeur. Elle devait faire de nombreuses corvées et se faisait traiter de plusieurs noms dénigrants et vulgaires. Alors qu'elles étaient âgées de 15 et 16 ans, elles ont fait une fugue, puis ont été placées en famille d'accueil, à la suite de l'intervention de la directrice de la protection de la jeunesse (DPJ). Un peu plus tard, elles sont allées vivre avec leur mère, qui était alors séparée de leur père. Pour l'ensemble de leur préjudice, elles réclament une indemnité totale de 2 451 835 $. Leur père étant décédé, elles se tournent vers sa succession et demandent à ce qu'une condamnation solidaire soit prononcée contre leurs oncles M…, D… et Ra… et leur tante N…, respectivement frères et soeur de leur père et héritiers universels de la succession.

Un enregistrement vidéo de l'interrogatoire policier du père, effectué dans le cadre d'une enquête d'agression sexuelle sur la fille trisomique de la conjointe du moment de celui-ci, a été déposé en preuve. Il contient l'admission du père concernant des attouchements commis sur L… Il s'agit d'une déclaration incriminante qui doit être prise en considération. À cette preuve s'ajoutent les témoignages des demanderesses qui sont tout à fait crédibles et sincères. Le caractère toxique et violent du milieu familial dans lequel elles ont évolué ne fait aucun doute. Malgré l'écoulement du temps, leurs souvenirs sont fidèlement ancrés dans leur mémoire. Elles se rappellent des paroles prononcées, des gestes posés et des émotions ressenties. Les défendeurs ne les croient pas. Ils ont affirmé à tour de rôle que leur frère était sévère, mais certainement pas le monstre décrit par ses filles. Ils sont très loyaux envers lui, malgré la preuve accablante au dossier. Ils n'ignorent pas les faits, ils les nient, tout comme ils n'ont pas cherché à savoir ce qui se passait dans sa maison, prétextant que ça ne les regardait pas. Tout bien considéré, les demanderesses ont établi par prépondérance de preuve qu'elles ont bel et bien été victimes d'agressions sexuelles, physiques et psychologiques.

Il n'est pas retenu que les demanderesses auraient pris conscience de leur préjudice au moment du signalement de leur situation à la DPJ, qu'elles auraient alors été à même d'agir à cette date et que leur recours serait prescrit. À ce moment, elles étaient des adolescentes. Or, le délai de prescription ne peut commencer à courir avant l'âge de la majorité. Elles étaient, par ailleurs, toujours affligées par les conséquences des traumatismes psychologiques subis, et qu'elles vivaient encore en raison de leur séparation et de la situation dans laquelle elles se trouvaient. Elles n'étaient certainement pas en mesure de faire le lien entre leur préjudice et les fautes commises par leur père. En outre, L… a révélé les agressions à son grand-père paternel et est resté marquée par la certitude que c'est en raison de ce dévoilement que celui-ci s'est suicidé en sa présence le lendemain. Elle a également été victime de menaces de la part de son père qui jurait de s'en prendre à elle, à sa soeur et à sa mère si elle parlait. À une occasion, il lui aurait même mis un fusil sur la tempe pour appuyer ses dires. Les confidences faites par les demanderesses à leur mère sont restées un secret de famille qui ne devait pas être dévoilé. Dans le contexte de relations intimes, L… a essayé de se confier à certaines personnes, mais soit elle n'était pas crue, soit son confident ne donnait pas suite à ses révélations. Les demanderesses, une fois majeures, ont chacune tenté à un certain moment de confronter leur père. Les reproches soulevés concernaient toutefois plus son attitude envers leur mère que les agressions dont elles avaient été elles-mêmes victimes. Ce n'est qu'après que leur témoignage, dans le cadre de l'enquête criminelle concernant une enfant trisomique, eut été retenu et que leur père eut été cité à procès sur des chefs d'accusation portant sur les événements survenus pendant leur enfance, qu'elles ont réalisé qu'elles allaient peut-être finalement être crues, qu'elles ont été capables de surmonter la honte qu'elles ressentaient et qu'elles ont été en mesure de lier les agressions subies de la part de leur père aux traumatismes psychologiques toujours présents.

Le psychologue entendu en demande relie l'état de stress post-traumatique dans lequel se trouve L…, ses traits de personnalité dépressifs, asociaux et passifs agressifs, sa faible estime d'elle-même, son caractère impulsif, sa propension à l'abus de substance et son profond sentiment d'inadéquation aux gestes posés par son père dans son enfance. Il distingue les conséquences liées à d'autres événements difficiles vécus. Notamment il rompt le lien de causalité entre les différents troubles toujours présents et l'agression qu'elle a subie, à l'âge de 20 ans, dans un autobus qui lui a causé un sévère anévrisme et l'a forcée à réapprendre à marcher et à parler, les impacts de cet incident pouvant être facilement isolés. Pour ce qui est de R…, en raison de l'attitude de son père à son égard, elle a développé une personnalité conjuguant de très forts traits dépendants et « évitants ». Elle a un énorme besoin d'approbation et de reconnaissance, mais en même temps une immense peur d'être rejetée et humiliée. Sa confiance en elle est très limitée. Le portrait clinique des demanderesses correspond à celui observé chez des femmes ayant été victimes d'inceste et de violence dans l'enfance. Le lien de causalité entre les gestes posés par leur père et leurs séquelles est donc établi.

Après avoir participé à un championnat mondial, alors qu'elle était âgée de 33 ans, le passé de L… l'a rattrapée. À ce moment, elle a commencé à développer des symptômes de stress post-traumatique plus marqués et est tombée en dépression. Bien que son taux de déficit anatomophysiologique (DAP) soit établi à 15 %, elle s'est retrouvée incapable de fonctionner et a été déclarée invalide à l'emploi. D'un salaire annuel oscillant entre 46 000 $ et 48 000 $, elle s'est retrouvée avec des rentes d'invalidité de 18 241 $. N'eussent été ses limitations fonctionnelles, elle n'aurait pas quitté son emploi avant l'âge de la retraite. En tenant compte de ses revenus bruts antérieurs et de l'augmentation salariale qu'elle aurait reçue au cours des années, sa perte de revenu passée est établie à 586 333,25 $ et sa perte de revenu future, à 938 494,77 $. Elle a également droit à une somme de 35 708 $ pour couvrir les frais pour les trois années de psychothérapie à venir.

En raison du gavage dont elle a été victime, L… régurgitait continuellement et devait faire l'objet d'un suivi hospitalier. Elle a subi deux opérations et a été hospitalisée pendant quatre mois. Elle conserve une cicatrice du nombril à la hauteur des seins. Elle a vécu une difficile période d'isolement et d'anxiété à la suite du signalement de sa situation à la DPJ, étant notamment séparée de sa soeur et de sa mère pendant un an et changeant presque mensuellement de famille d'accueil. Elle a fait, au cours de sa vie, de mauvais choix de partenaire amoureux. Elle ressent toujours une certaine panique à la vue du sang. Durant sa période plus marquée de dépression, elle a développé une dépendance à un médicament, qui l'a rendue dysfonctionnelle. Elle a fait une tentative de suicide et a perdu, pendant un certain temps, la garde de son fils. Elle vit souvent des « flashbacks » de son enfance, est une personne isolée et voit ses activités limitées en raison de sa condition médicale et financière. Pour l'ensemble de ses pertes non pécuniaires, une somme de 100 000 $ lui est accordée.

R…, en raison de ses notes scolaires, a été forcée par son père de lire l'encyclopédie et de répondre à des questionnaires, sous peine d'être battue. Elle a été souvent tirée par les cheveux, de sorte que personne ne peut, encore aujourd'hui, lui toucher la tête. Elle a déjà été frappée si violemment contre les briques du foyer que certaines sont tombées et qu'elle a perdu connaissance. Elle a été séquestrée dans la résidence familiale pendant environ neuf mois, ne pouvant sortir que pour aller à l'école. Lors de son déplacement en famille d'accueil, elle s'est sentie seule, a souffert d'anxiété et a fait une dépression et une tentative de suicide. Par la suite, elle a su garder enfouis les événements vécus dans son enfance. Elle a travaillé dans le domaine de l'électrolyse et a même été propriétaire de son salon dès l'âge de 23 ans. Elle s'est mariée une première fois, mais a divorcé sept mois plus tard en raison de violence. Elle habite maintenant aux États-Unis avec son second mari avec qui elle a eu deux enfants. Elle a été mère au foyer pendant plusieurs années. Elle éprouve de la difficulté à faire confiance aux hommes. Elle est une mère hypervigilante. Elle ne tolère aucune forme de violence. Son époux ne peut pas discipliner les enfants et ceux-ci ne se font jamais garder par d'autres personnes. Un montant de 35 000 $ lui est accordé pour ses pertes non pécuniaires.

Sans conteste, le père des demanderesses a volontairement porté atteinte à leur intégrité physique. L'octroi de dommages-intérêts punitifs dans des cas comme celui-ci peut servir à transmettre un message de réprobation sociale eu égard à la commission de gestes similaires. Tout bien considéré, un montant de 25 000 $ est accordé à chacune des demanderesses à ce poste.

La succession a une valeur nette de 704 492,93 $. L'inventaire a été préparé tardivement. Certains des actifs ont été liquidés avant que l'inventaire ne soit fait. L'objection soulevée contre le témoignage d'une personne en défense qui a verbalement tenté d'apporter une correction quant aux dettes contenues dans l'inventaire préparé par un notaire est rejetée. Le notaire a rédigé l'inventaire sur la foi des représentations de M... et le témoin est un tiers qui n'est pas parti à l'écrit. L'objectif du témoignage de ce dernier n'est pas de contredire l'acte notarié, mais plutôt d'établir l'existence d'une entente avec le défunt pour laquelle aucune preuve n'a été ménagée par écrit. Par ailleurs, le liquidateur, à savoir M…, de même que les héritiers D..., Ra... et N... n'ont pas commis de faute en liquidant la succession sans suivre les règles prescrites puisque celle-ci était manifestement solvable. En outre, il n'y a rien dans la preuve qui permet de conclure à l'appropriation de sommes importantes dévolues à la succession. Dans ces circonstances, il n'est pas possible de faire droit à la demande pour que le liquidateur et les héritiers soient tenus personnellement au paiement de la présente condamnation au-delà de la valeur de la succession.

Les rapports d'expertise ayant été utiles et nécessaires et les frais facturés étant raisonnables et justifiés, la somme de 7 500 $ réclamée en remboursement des frais d'expertise est accordée.

Pour ces motifs, la succession est condamnée à verser la somme de 1 685 536,02 $ à L… et 60 000 $ à R…


Ce résumé est également publié dans La référence, le service de recherche juridique en ligne des Éditions Yvon Blais. Si vous êtes abonné à La référence, ouvrez une session pour accéder à cette décision et sa valeur ajoutée, incluant notamment des liens vers les références citées et citant.

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