L’évolution du contexte social depuis les vingt dernières années et l’inaction du législateur à cet égard ont contraint les tribunaux à développer plusieurs courants jurisprudentiels afin de pallier les injustices occasionnées par ce vide juridique.
Aujourd’hui, les praticiens en droit familial peuvent utiliser des autorités en matière d’enrichissement injustifié pour plaider l’octroi d’une prestation compensatoire, et vice-versa, les critères d’obtention étant devenus semblables dans les deux cas.
Deux récents jugements en la matière ont fait grand bruit dans la communauté juridique en raison de l’importance des sommes accordées à ce titre, tant concernant la prestation compensatoire que l’enrichissement.
Sans grande pertinence, il peut être tout de même cocasse de soulever avant toute chose que ces deux jugements ont initialement été rendus par le même juge de première instance, à savoir l’honorable Robert Mongeon, lequel semble particulièrement compétent pour accueillir ce genre de recours après avoir effectué une analyse exhaustive de la preuve et justifié ses motifs par un raisonnement juridique sans faille. L’une de ces décisions vient d’ailleurs d’être confirmée par la Cour d’appel.
Droit de la famille – 182097, 2018 QCCA 1600
Mariées sous le régime de la séparation de biens, les parties ont notamment inclus une clause au sein de leur contrat de mariage prévoyant que l’appelant devait assumer toutes les dépenses de la famille, incluant les dépenses personnelles de l’intimée.
Au cours de la vie commune, l’appelant a fondé une société qui le rendra particulièrement prospère, bien que la confidentialité du présent dossier ne nous permette pas d’en quantifier la valeur au moment de la séparation. Quant à l’intimée, après avoir donné naissance à deux enfants, elle fonde sa propre compagnie avec l’aide financière importante de l’appelant, sous la forme de prêts sans intérêt permettant de soutenir les activités de l’entreprise et éponger ses déficits durant les dix premières années de sa création. L’intimée a également pu conserver ses revenus gagnés au fil des ans considérant le respect par l’appelant de son engagement à assumer toutes les dépenses de la famille.
Au moment de la séparation, chacune des parties se retrouve donc à la tête d’actifs importants. Leur divorce est finalement prononcé en 2006, mais ces dernières ont remis à plus tard le règlement des mesures accessoires. Plus de dix ans se sont finalement écoulés avant de pouvoir mettre le dossier en état, lequel a nécessité 53 jours d’audition devant la Cour supérieure.
Le juge Mongeon a procédé, en première instance, au partage du patrimoine familial, en plus d’accueillir la demande de prestation compensatoire de l’intimée pour la somme de 25 millions de dollars, portant intérêts et indemnité additionnelle en date de l’introduction de l’instance en 2005.
Le juge en arrive à ce résultat bien qu’il ait préalablement conclu à l’absence d’une société de fait ou d’une société en participation, et alors qu’il qualifie d’inopportunes la notion de coentreprise familiale et l’application de la méthode de la valeur accumulée pour déterminer les droits de conjoints mariés. Il se penche plutôt sur les différents apports de l’intimée au sein des compagnies de l’appelant, de son rôle de conseillère stratégique auprès de ce dernier, de même qu’à sa gestion de la maisonnée et l’éducation des enfants.
Cette approche a été confirmée par la Cour d’appel, laquelle qualifie les prétentions de l’appelant, visant à établir que la prestation compensatoire n’est pas une institution qui s’applique à un couple comme celui qu’il formait avec l’intimée, comme étant réductrices et devant être écartées. En effet, ce recours n’est pas uniquement à la portée de l’épouse qui n’a pas été en mesure de développer sa carrière en raison du mariage et qui s’en trouve démunie financièrement. La Loi sur le divorce s’applique à tous de façon uniforme, riches ou pauvres.
La jurisprudence reconnaissant par ailleurs la situation d’enrichissement et d’appauvrissement négatif, à savoir la perte évitée par l’apport pour le bénéficiaire et la privation de gain pour l’auteur, le jugement de première instance ne comporte aucune erreur révisable quant au droit même de l’intimée d’obtenir une indemnité à titre de prestation compensatoire.
Droit de la famille – 182048, 2018 QCCS 4195
Après une union de fait de 16 ans dont sont issus deux enfants, madame réclame une indemnité pour cause d’enrichissement injustifié de la part de son ex-conjoint, lequel est devenu multimillionnaire peu de temps avant la séparation grâce à la vente d’une entreprise créée et développée durant la vie commune.
Madame invoque principalement que, n’eussent été sa présence et son engagement envers son conjoint, ses enfants et la maison, monsieur n’aurait pu consacrer autant de temps et d’énergie à créer l’outil qui fera sa fortune.
La notion de projet commun et de coentreprise familiale mise de l’avant par la décision Kerr c. Baranow, de même que la présomption de corrélation entre l’enrichissement de monsieur et l’appauvrissement de madame (Peter c. Beblow) et l’absence de renversement du fardeau de preuve par monsieur s’appliquent en l’espèce, et donnent raison à madame. En choisissant de vivre ensemble plusieurs années, puis de prendre la décision de fonder une famille et d’élever leurs enfants jusqu’à ce qu’ils entrent dans l’adolescence, les parties ont démontré leur engagement au niveau d’un projet commun duquel découlent des attentes raisonnables de part et d’autre. Ces attentes raisonnables du côté de madame étaient clairement celles d’une conjointe qui ne s’attendait pas à être laissée pour compte aussitôt que monsieur a les moyens de se payer une belle vie.
Après une analyse exhaustive de la jurisprudence, le juge Mongeon accorde à madame une indemnité équivalant à 20 % de la valeur nette des actifs de monsieur, soit la somme de 3,4 millions de dollars, à laquelle doit être déduits les avantages déjà perçus par madame en fonction des contributions de son ex-conjoint, portant le total ajusté à 2,3 millions de dollars.
*Note : cette décision semble avoir été portée en appel par monsieur, lequel a déjà requis dans le cadre de ses procédures la suspension de l’exécution provisoire de l’ordonnance de provision pour frais également accordée par le juge (voir Droit de la famille – 182680, 2018 QCCA 2190, qui rejette cette requête). Il sera donc intéressant de surveiller si monsieur inclut dans ses moyens d’appel des arguments touchant l’octroi de l’indemnité pour enrichissement injustifié.
Conclusion
Après analyse de ces deux affaires, force est de constater que l’approche adoptée par le tribunal est remarquablement similaire, que les conjoints soient mariés ou en union de fait.
Une distinction importante mérite cependant que l’on s’y attarde : la notion de coentreprise ou société tacite ne s’applique qu’entre conjoints non mariés, puisque les époux bénéficient déjà d’un recours qui leur est propre et dont les critères sont établis par la loi et la jurisprudence.
En effet, l'octroi de la prestation compensatoire ne requiert pas la démonstration de deux des trois critères énoncés par l'article 2186 C.c.Q. en matière de société. L'intention des parties d'exercer une activité dans un esprit de collaboration n'a pas à être démontrée, ni le partage des bénéfices pécuniaires qui résultent de l'activité1.
Les droits des conjoints de fait ont donc connu, au fil des années, une évolution jurisprudentielle exponentielle, s’approchant chaque fois un peu plus du statut tant désiré des conjoints mariés. Cependant, cette conscientisation de la nouvelle réalité juridique des couples et des familles d’aujourd’hui ne semble toujours pas avoir atteint le législateur, lequel tarde encore et toujours à réformer ce droit devenu désuet et peinant à répondre aux besoins actuels de notre société.
1 Pour plus de précisions sur cet aspect, voir Droit de la famille — 10174, 2010 QCCS 312, confirmé par la Cour d’appel dans l’arrêt Droit de la famille — 102269, 2010 QCCA 1586.