L'accusée subit actuellement un procès, qui se déroule en anglais conformément à son choix suivant l'art. 530 C.cr. , pour son implication dans une collision mortelle. Elle se serait endormie au volant avant d'entrer en collision avec une cycliste, qui a perdu la vie.
Le 1er juin 2024, le nouvel article 10 de la Charte de la langue française (art. 10 CLF) entrera en vigueur. Selon cette nouvelle disposition, qui s’appliquera au jugement définitif qui sera rendu dans la présente affaire, une version française doit être jointe immédiatement et sans délai à tout jugement rendu par écrit en anglais par un tribunal judiciaire lorsqu'il met fin à une instance ou présente un intérêt pour le public. Toutes les parties au dossier s'entendent sur l'interprétation des exigences d'immédiateté et de simultanéité prévues à l'art. 10 CLF : un jugement anglais ne peut pas être déposé tant que la traduction française n'y est pas jointe. Ainsi, le jugement définitif en anglais qui sera rendu par écrit dans la présente affaire ne pourra être déposé dès qu'il sera prêt, mais seulement lorsqu'il aura été traduit en français et qu'une copie de cette traduction pourra y être jointe. Cela signifie que l'accusée, le ministère public, la famille de la victime et les citoyens du district judiciaire de Montréal devront tous attendre plusieurs semaines, voire plusieurs mois supplémentaires avant de recevoir le jugement définitif.
Il est incontestable que le gouvernement du Québec peut assurer — et même imposer — la traduction en français de toute décision rendue en anglais. Cela dit, si, ce faisant, il impose un calendrier rigide qui a pour effet d'entraver le processus en matière criminelle, lequel relève de la compétence fédérale, cela pose un problème. Il convient alors d'examiner la légalité des exigences d'immédiateté et de simultanéité prévues à l'art. 10 CLF et s'appliquant aux traductions françaises. Il est à noter que cette analyse ne se fera que sous l'angle de la compétence. Vu la clause de dérogation (clause dérogatoire ou nonobstant) qui protège la Charte de la langue française, cette dernière échappe à l'examen en vertu de la Charte canadienne.
Techniquement parlant, la Charte de la langue française n'interdit pas expressément au juge qui préside un procès de rendre un verdict en anglais. Il s'agit toutefois d'une manière trop simpliste d'aborder la question. Lors de la détermination de la validité constitutionnelle, les effets de la loi s’entendent de son effet juridique ainsi que des conséquences pratiques de son application. Après mûre réflexion, force est de conclure qu'il existe un conflit irréconciliable entre la loi fédérale et la loi provinciale. Deux conflits, en fait : le conflit d’application et l’incompatibilité d’objet. En effet, l'art. 10 CLF empêche fermement le juge qui préside un procès de rendre un verdict en anglais en temps utile. L'article 10 CLF va également à l'encontre de l'objectif fédéral visant à assurer l'égalité de traitement des accusés anglophones et francophones dans une instance criminelle. Le prononcé d'un verdict est l'un des principaux événements d'un procès criminel. Il s'agit même sans doute de l'événement le plus important. Et cette étape est tellement fondamentale qu'elle ne peut pas être retardée à la légère pour des raisons totalement étrangères au droit criminel (l'attente d'une traduction, en l'occurrence). Promouvoir la langue française dans la province de Québec est un objectif indéniablement noble. Cet objectif n'a cependant rien à voir avec un procès criminel.
Le procureur général du Québec a déposé deux déclarations sous serment au soutien de sa position. La première de Me Ann Catherine Lavoie Marquis, une directrice à la Société québécoise d'information juridique (SOQUIJ). La deuxième de Patricia Gignac, une conseillère principale du sous-ministre de la Justice. Ces déclarations sous serment ne règlent cependant rien. Au mieux, elles démontrent que la SOQUIJ ou des services de traduction qui n'ont pas encore été créés feront de leur mieux pour réduire au maximum les délais. Mais les délais supplémentaires sont incontestables. L'incompatibilité est ici réelle et inévitable. Lorsque la doctrine de la prépondérance fédérale s'applique pour résoudre un conflit de lois, la mesure provinciale contestée n'est rendue inopérante que dans la mesure de son incompatibilité avec la législation fédérale. La partie valide de la disposition législative peut être séparée de la partie problématique. C'est ce qui sera fait ici.
Le ministère public propose une solution. Selon lui, les problèmes soulevés par l'art. 10 CLF pourraient disparaître si les juges présidant des procès criminels en anglais rendaient leurs décisions « oralement, avec les motifs à suivre ». Cette solution est artificielle, irréalisable et inappropriée. Elle a pour effet de traiter les accusés anglophones différemment des accusés francophones. Elle constitue également un grave affront à l'indépendance judiciaire. Aucun membre du pouvoir exécutif ni aucune loi provinciale ne peut dicter à un juge qui préside un procès criminel comment rendre sa décision. Mais il y a plus. La solution proposée par le ministère public ne résoudrait vraiment rien en pratique. Par exemple, si un verdict d'acquittement (ou de culpabilité) est rendu avec les « motifs à suivre » et que la traduction prend plus de 30 jours (ce qui est probable même à la lumière de la preuve déposée par le procureur général du Québec), comment le ministère public (ou l'accusé) pourrait-il exercer son droit d'appel ? Faut-il accepter qu'à l'avenir au Québec, chaque appel d'un verdict prononcé en anglais doive nécessiter une demande de prolongation du délai d'appel ? Enfin, la solution proposée par le ministère public pose un problème en ce qui concerne la publicité des débats judiciaires. Un accès simultané aux documents, procédures et décisions des tribunaux (par l'entremise des médias ou des banques de données de jurisprudence accessibles au public) fait partie intégrante de la publicité des procès.
Dans les annexes de la deuxième déclaration sous serment déposée par le procureur général du Québec, il est fait allusion à des « outils de traduction » (c'est-à-dire des logiciels) et à l'intelligence artificielle qui pourraient simplifier le processus de traduction et le rendre rapide et efficace. Bien entendu, c'est la prérogative du gouvernement. Il n'appartient pas à la Cour de décider s'il s'agit d'une bonne ou d'une mauvaise idée. Le gouvernement est libre de ses opinions. Seul l'électorat peut juger du bien-fondé de cette approche ou en critiquer l'opportunité. Cela dit, il est important de rappeler qu'un projet de jugement, jusqu'au moment exact où il est déposé en audience publique, doit rester extrêmement confidentiel, privilégié et protégé. Il est pour le moins alarmant qu'on veuille confier des projets de jugement très sensibles à un logiciel ou à une intelligence artificielle. Et la perspective d'envoyer des jugements inédits à des personnes de la SOQUIJ est tout aussi préoccupante. Une telle pratique serait tout à fait inappropriée. Par ailleurs, même en supposant que les logiciels ou l'intelligence artificielle augmentent considérablement la vitesse de la traduction, le processus ne sera toujours pas instantané. La question reste donc entière. En outre, des êtres humains sont encore utilisés, à tout le moins pour une révision finale. Des délais supplémentaires sont donc inévitables. Quant à la question de savoir si la traduction française doit absolument — en droit — être révisée et approuvée par le juge, il n’est pas nécessaire d'y répondre. Toutefois, lorsqu'un juge souhaite réviser la traduction pour en vérifier l'exactitude, il semble qu'il doit y avoir droit. Les juges sont des artisans du verbe. Ils choisissent chaque mot avec le plus grand soin. Les juges parfaitement bilingues peuvent insister pour que les décisions qu'ils publient reflètent fidèlement le cheminement de leur pensée. Malgré la bonne foi et le travail du traducteur (qu'il s'agisse d'un humain ou d'un code binaire), une traduction peut ne pas être satisfaisante. Et même si la version française porte la mention « traduction non officielle » ou « traduction non vérifiée », elle portera toujours le nom du juge, elle sera largement lue et citée. À tout le moins, si tel est son souhait, le juge doit avoir un droit de regard pour s'assurer que les gens lisent ce qu'il a réellement voulu dire.
Somme toute, même si le gouvernement peut recourir à l'intelligence artificielle ou aux outils technologiques, cela ne fait pas disparaître l'incompatibilité fondamentale de l'art. 10 CLF avec le processus en matière criminelle, d'une part, et les droits linguistiques des accusés anglophones, d'autre part.
En application de la doctrine de la prépondérance fédérale, les exigences d'immédiateté et de simultanéité prévues à l'art. 10 CLF ne peuvent s'appliquer aux instances criminelles. Par conséquent, les mots « immédiatement et sans délai » dans le libellé de la disposition sont déclarés inopérants dans ces mêmes instances.