APPEL d'un jugement de la Cour supérieure ayant accueilli une demande en autorisation d'exercer une action collective. ACCUEILLI, avec dissidence.
Bélanger, dissidente
Gilbert Rozon interjette appel du jugement qui a autorisé l'intimée, Les Courageuses, à exercer une action collective en responsabilité civile extracontractuelle contre lui, au nom de « toutes les personnes agressées et/ou harcelées sexuellement ».
La question qui se pose dans la présente affaire est la suivante : « Est-il permis au Québec d'autoriser l'exercice d'une action collective visant un individu, en voulant soumettre sur une base collective qu'il a abusé de son statut, de son pouvoir et de son prestige pour agresser et harceler sexuellement les femmes et filles mineures membres du groupe, profitant de leur silence, de leur crainte, de leur honte et de l'impossibilité pour elles d'agir pour continuer sa prédation pendant des décennies ? ». Le juge de première instance a conclu par l'affirmative. Rozon lui reproche d'avoir commis une erreur déterminante dans l'appréciation du premier critère de l'art. 575 C.p.c., soit d'avoir défini le groupe de façon circulaire et d'avoir donné une importance démesurée aux considérations plus larges visant à faciliter l'émergence de la vérité en matière d'agression sexuelle, ce qui aurait dénaturé son cadre d'analyse. Il a tort sur tous les points et son appel doit être rejeté.
Tout d'abord, Rozon a tort d'affirmer que les neuf questions retenues par le juge comme étant identiques, similaires ou connexes ne sont communes qu'en apparence en raison de leur caractère vague, large et théorique et qu'aucune d'elles ne permet au litige d'avancer de façon significative, au sens de l'arrêt Vivendi. Il a tort aussi d'affirmer que le juge a modifié les critères de l'autorisation en voulant tenir compte d'un objectif social, soit la dénonciation et l'indemnisation des actes d'agressions sexuelles. Avec raison, le juge a reconnu qu'un minimum de vingt personnes, et potentiellement plusieurs autres, rend difficile l'obtention d'un mandat ou d'une procuration de chacune des membres et que la protection de l'anonymat des victimes, par l'exercice d'une action collective, milite en faveur de l'utilisation de ce moyen procédural. Le juge pouvait aussi tenir compte des contraintes pratiques et juridiques inhérentes aux litiges individuels découlant de sévices sexuels dans l'évaluation de l'art. 575 (3) C.p.c. En effet, la règle de la proportionnalité dans l'étude de ce troisième critère nécessite de prendre en considération non seulement le nombre de victimes potentielles, mais aussi la difficulté inhérente à l'exercice d'un tel recours, dont la difficulté à dénoncer les actes répréhensibles et le désir de conserver l'anonymat. Dans le présent contexte, le juge n'a commis aucune erreur en tenant compte de l'objectif social de l'action collective.
Le reproche fait au juge d'avoir omis de respecter les critères énoncés dans l'arrêt George pour définir le groupe est également mal fondé. Ces critères ont bel et bien été respectés. Il est vrai que, de façon générale, il est préférable que la description du groupe soit circonscrite dans le temps et dans l'espace afin de permettre à toute personne de savoir si elle en fait partie ou non et de décider si elle désire s'en exclure. Le juge était bien au fait de cette réalité. Cependant, vu que ne sont pas connus en l'instance les lieux où les agressions auraient été commises et la période de temps au cours de laquelle elles auraient été commises, le juge a utilisé sa discrétion pour reporter cette décision à une étape ultérieure. On ne peut voir d'erreur dans cette façon de faire dans le contexte particulier de l'affaire.
En conclusion, le jugement rendu est très bien motivé, il répond à toutes les objections formulées par Rozon et sa lecture ne laisse voir aucune erreur de droit ni d'erreur manifeste dans l'appréciation des critères d'autorisation.
Hamilton Vauclair
L'appel doit plutôt être accueilli. En effet, l'action collective proposée ici ne présente aucune question identique, similaire ou connexe qui permettrait l'avancement du litige de façon non négligeable. D'entrée de jeu, il faut souligner que la présente affaire est particulière, puisque l'action envisagée ne vise qu'un seul individu pour des inconduites sexuelles alléguées à l'égard de nombreuses personnes sur une longue période de temps. Les tribunaux n'ont pas encore eu à déterminer si un recours pour des abus sexuels qui auraient été commis par un seul individu soulève une question identique, similaire ou connexe permettant l'exercice d'une action collective.
Les fautes alléguées en demande sont des actes d'agression et de harcèlement sexuels qui auraient été commis par Rozon envers les membres du groupe proposé. Les gestes et les paroles reprochés auraient eu lieu à différents moments sur une période d'au moins 34 ans envers différentes personnes. La nature des gestes varie grandement d'une personne à l'autre. Le contexte n'est pas toujours le même. Ces gestes devront être prouvés de façon individuelle, et non de façon commune. Le juge de première instance semble en arriver à la même conclusion : il indique qu'il y aura au procès « la preuve individuelle détaillée du cas de chaque victime ». Il retient toutefois qu'il y a un modus operandi qui est « similaire pour toutes les agressions sexuelles et le harcèlement sexuel allégués » et qui est « commun[e] à tous les membres du groupe et bénéficiera d'une preuve commune », ce qui « permettra l'avancement d'une part non négligeable des réclamations, sans une répétition de l'analyse juridique et factuelle à cet égard ». Il est vrai que, en droit civil, la preuve de faits similaires peut être recevable et pertinente afin de renforcer la preuve d'un comportement antérieur dans des circonstances analogues. Dans un cas approprié, cette preuve contribue à prouver un fait en litige. Dans le présent dossier, le modus operandi retenu par le juge se limite cependant essentiellement au statut de Rozon, soit sa position de pouvoir et d'influence, aux similitudes entre les membres, soit qu'elles sont dans son entourage ou dans la sphère artistique, politique et sociale, et à l'impact de ce statut sur les membres du groupe. Or, ce modus operandi ne fait pas avancer le dossier de façon non négligeable et ne satisfait pas la première condition de l'art. 575. Quant à la question commune ayant trait au volet objectif de l'impossibilité d'agir, elle ferait au mieux avancer le litige de façon négligeable. L'évaluation des dommages compensatoires n'est pas davantage une question commune. Une action collective en responsabilité civile doit démontrer selon les procédés de preuve habituels la faute, le préjudice et le lien causal à l'endroit des membres du groupe. Les dommages compensatoires feront l'objet d'une analyse individuelle de la même manière que l'examen de la faute alléguée par chaque membre. Le juge fait aussi erreur en considérant que le caractère illicite et intentionnel de l'atteinte aux droits garantis par la Charte québécoise est une question commune justifiant l'autorisation de l'action collective.
Rozon soulève plusieurs autres moyens d'appel, mais, puisque la conclusion quant au non-respect d'un des critères de l'article 575 C.p.c. entraîne à elle seule l'impossibilité d'autoriser l'action proposée, il n'est pas nécessaire d'en traiter. Précisons que le refus d'autoriser une action collective au motif que la condition de la question commune n'est pas satisfaite n'entraîne aucune conséquence sur le fond du litige. Cela signifie simplement que l'action collective n'est pas le véhicule procédural approprié. Ainsi, le rejet de l'action collective ne doit pas nécessairement entraîner un abandon des procédures ou une négation de la responsabilité de Rozon.