Skip to content

Dans une décision sans précédent, un juge de la Cour supérieure limite la durée d'une cause criminelle qui dure depuis 10 ans

Résumé de décision : R. c. Bordo, EYB 2016-261929 (C.S., 3 février 2016)
Dans une décision sans précédent, un juge de la Cour supérieure limite la durée d'une cause criminelle qui dure depuis 10 ans

La Cour est chargée, encore une fois, de statuer sur des questions de divulgation de la preuve dans deux dossiers qui sont devant les tribunaux depuis plus de dix ans. Plus de deux ans après que la Cour d'appel eut ordonné la tenue d'un nouveau procès dans ces dossiers, les questions de divulgation de la preuve qui auraient dû être réglées depuis longtemps sont encore débattues. À ce stade, il est inutile de décrire en détail les éléments dont les accusés demandent la divulgation. Il suffit d'en faire une description générale. Une première grande catégorie vise la divulgation de l'information pertinente quant à l'existence d'une organisation criminelle. Cette information a un intérêt manifeste pour contester l'autorisation d'écoute électronique. L'autre grande catégorie vise l'information pertinente concernant une allégation d'inconduite policière répétée. Cette information serait utile pour évaluer la crédibilité ou la fiabilité des policiers en tant que témoins ainsi que pour décider de la question de savoir si la divulgation ou la non-divulgation d'information par les autorités policières dans le cadre du processus de recherche d'un certain nombre d'autorisations judiciaires est établie. Cette dernière catégorie d'information serait utile pour établir une inconduite policière répétée afin de soutenir soit l'exclusion de la preuve d'écoute électronique, soit un arrêt des procédures sur la base d'un abus du processus judiciaire. Avant d'aborder les questions de divulgation de la preuve, il est nécessaire de déterminer dans quelle mesure la Cour est liée par les décisions de la Cour d'appel dans les deux dossiers en ce qui concerne les questions soulevées par les accusés. La réponse à cette question aura des conséquences importantes sur l'étendue de la divulgation en l'instance.

Il est inutile ici d'analyser tous les arguments des parties sur la portée contraignante des décisions de la Cour d'appel. La Cour est prête à supposer que la Cour d'appel ait rejeté les arguments des accusés et qu'elle est liée par ces décisions, sauf si l'interprétation de l'arrêt R. c. Cliche mis de l'avant par les accusés est exacte. Ces derniers soutiennent que cet arrêt répond à la question de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée qui est soulevée par le ministère public. La seule exigence de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée qui est pertinente en l'espèce est de savoir si les décisions de la Cour d'appel peuvent être considérées comme finales. Après que l'arrêt Cliche eut été rendu, le Code criminel a été modifié afin de prévoir que les décisions relatives à la communication de la preuve, à la recevabilité de la preuve ou à la Charte canadienne des droits et libertés liaient les parties dans tout nouveau procès à la suite d'un avortement de procès ou d'une ordonnance pour procès distincts, à moins que cela ne soit pas dans l'intérêt de la justice. Aucune modification n'a cependant été apportée par rapport à une question traitée par une cour d'appel. Sur la base de l'arrêt Cliche, on ne peut pas dire que les décisions de la Cour d'appel en ce qui concerne les questions soulevées par les accusés sont finales aux fins de la préclusion découlant d'une question déjà tranchée. Dans le cadre d'un nouveau procès ordonné par une cour d'appel, la remise en cause des mêmes questions fait partie intégrante du processus normal. Par conséquent, la Cour n'est pas liée par les décisions de la Cour d'appel en ce qui concerne les questions soulevées par les accusés. En revanche, la Cour n'est pas indifférente à l'évaluation critique sévère que la Cour d'appel a faite quant aux questions soulevées par les accusés au cours de leur premier procès.

En dépit de ce qui précède, il existe une autre façon par laquelle la Cour pourrait être liée par la décision de la Cour d'appel dans le dossier Clohosy, et ce serait de conclure que cette dernière a tranché la question de l'obligation de divulgation dans le contexte d'une requête en arrêt des procédures comme une question de droit. Il est difficile de déterminer si c'est ce que la Cour d'appel a fait. Mais en supposant que c'est ce qu'elle a fait, une autre difficulté se pose. La Cour d'appel a rendu une décision contraire à ce même sujet dans l'arrêt R. c. Pearson. Dans la mesure où l'on peut soutenir que la Cour d'appel dans le dossier Clohosy a confirmé l'approche plus restrictive de la juge qui a présidé le premier procès à l'égard de l'obligation de divulgation dans le contexte d'une requête en arrêt des procédures, la Cour se sent liée par l'opinion contraire exprimée par la Cour d'appel dans l'arrêt Pearson, laquelle opinion, selon la Cour, a été adoptée implicitement par la Cour suprême dans l'arrêt R. c. Campbell.

En ce qui a trait à l'obligation de divulgation concernant les éléments de preuve pertinents quant à la crédibilité ou à la fiabilité des témoins, les accusés s'appuient à juste titre sur l'arrêt R. c. McNeil. Dans cet arrêt, la Cour suprême définit l'obligation de se renseigner qui incombe au ministère public lorsqu'il est informé de l'existence d'éléments de preuve potentiellement pertinents concernant la crédibilité ou la fiabilité des témoins dans une affaire. Cette obligation de se renseigner est certainement applicable en l'espèce, d'autant plus que les accusés ont informé le ministère public au cours des procédures de diverses allégations d'inconduite policière qui soulèvent potentiellement des questions concernant la crédibilité ou la fiabilité de certains policiers. L'application concrète de cette obligation de se renseigner et de ses contours est cependant plus difficile à définir. Il semble approprié dans le contexte de cette affaire de laisser l'étendue de l'obligation de se renseigner et des obligations de divulgation qui en découlent être déterminée après que les parties auront présenté des observations supplémentaires sur les détails de l'ordonnance de divulgation à rendre.

La conclusion selon laquelle la divulgation d'autres éléments doit être ordonnée fait en sorte que la gestion de l'instance dans les deux dossiers est dans un état insatisfaisant. De l'avis de la Cour, il est donc nécessaire de déterminer ce qui peut être fait conformément à l'alinéa 551.3(1)d) C.cr., et ce, pour compléter la gestion de l'instance dès que possible.

L'alinéa 551.3(1)d) C.cr. prévoit que le juge responsable de la gestion de l'instance peut exercer les pouvoirs que le juge qui préside le procès a avant la présentation de la preuve sur le fond, y compris établir des horaires et imposer des échéances. Il ne semble pas y avoir de jurisprudence qui a défini l'étendue de ce pouvoir de gestion précis. Afin de faire la lumière sur l'étendue possible du pouvoir d'établir des horaires et d'imposer des échéances, il faut examiner brièvement le Rapport sur l'examen de la procédure relative aux affaires criminelles complexes (le rapport LeSage-Code), car la Loi sur la tenue de procès criminels équitables et rapides et la partie XVIII.1 du Code criminel traitent de bon nombre de ses recommandations. Le rapport LeSage-Code décrit les attributs d'une gestion de l'instance réussie et de l'importance des limites de temps. Selon ses auteurs, la fixation de limites de temps pour chaque étape du processus judiciaire est l'un des moyens les plus efficaces de réduire les délais et d'améliorer l'efficacité. Il est évident que l'adoption de l'alinéa 551.3(1)d) C.cr. est l'une des réponses législatives à bon nombre des préoccupations exprimées dans le rapport LeSage-Code. Établir des horaires et imposer des échéances comprend nécessairement des limites de temps pour présenter les plaidoiries, déposer les requêtes et les argumentations écrites et présenter la preuve au cours des requêtes préliminaires et du procès lui-même. Ce sont là des outils qui favorisent un procès criminel équitable et rapide. Pourtant, il faut reconnaître que le pouvoir d'établir des horaires et d'imposer des échéances, ou d'imposer des limites de temps quant à la présentation de la preuve ou à la durée du procès, bien qu'il soit accepté et reconnu en droit civil, est généralement ignoré en droit criminel canadien. Sur la base de l'expérience récente dans notre juridiction (des procès ont dépassé de loin l'échéancier prévu initialement), il semblerait que le moment soit venu de tenir compte de ces préoccupations et de réfléchir dans quelle mesure les horaires, les échéances et les limites de temps peuvent simplifier les procès criminels. Bref, un virage culturel s'impose.

Les principes à appliquer pour favoriser la tenue d'un procès équitable et efficace peuvent être résumés comme suit. Le système de justice pénale repose sur le principe que le procès doit être à la fois équitable et efficace. Ce principe ne souffre aucun compromis. Les formalités excessives et les procès interminables occasionnant des dépenses et des délais inutiles peuvent faire obstacle à un procès équitable et efficace. Le règlement expéditif des accusations criminelles par les tribunaux permet à l'accusé et à sa famille ainsi qu'à la victime et à sa famille d'aller de l'avant. Un procès équitable et efficace doit permettre au juge (ou au jury) de dégager les faits nécessaires pour décider des accusations criminelles et d'appliquer les principes juridiques pertinents aux faits établis. Or, un procès équitable et efficace reste illusoire s'il n'est pas également accessible, proportionné, expéditif et abordable pour l'accusé, le ministère public et la société. De toute évidence, il existe toujours un certain tiraillement entre l'accessibilité, l'équité et la recherche de la vérité, mais les procédures en place pour décider des accusations criminelles doivent être appropriées dans chaque cas. Si la procédure est disproportionnée par rapport à la nature des questions soulevées durant les requêtes préliminaires et le procès lui-même, il s'ensuit que le procès ne sera pas équitable et efficace. Les avocats doivent, conformément à leurs obligations déontologiques et aux traditions de leur profession, agir de manière à faciliter plutôt qu'à empêcher l'accès à la justice. Le pouvoir discrétionnaire du tribunal englobe un principe sous-jacent de proportionnalité selon lequel il faut tenir compte de l'opportunité de la procédure, de son coût, de son incidence sur la poursuite criminelle et de sa célérité, selon la nature et la complexité des questions en jeu.

L'expérience anglaise est certainement un guide convaincant en ce qui concerne l'exercice des fonctions de gestion de l'instance envisagées par la partie XVIII.1 du Code criminel. En Angleterre, il est reconnu que les parties ne disposent pas d'un droit à un temps illimité pour leur procès. De plus, des décisions récentes en Angleterre et la pratique là-bas appuient clairement le pouvoir de fixer des échéances, des horaires et des limites de temps dans les procédures préliminaires et le procès lui-même. Un protocole souligne même la nécessité de contrôler la durée des procès -- il est notamment question de procès de moins de six mois, à moins de circonstances exceptionnelles -- et fournit des lignes directrices à cet égard. Enfin, un récent rapport encourage une gestion de l'instance robuste.

À la lumière de ce qui précède, il ne fait aucun doute que le juge responsable de la gestion de l'instance ou le juge qui préside le procès peut, afin de favoriser la tenue d'un procès équitable et efficace, établir des horaires et imposer des échéances aux parties, y compris fixer des limites de temps aux requêtes préliminaires ou au procès lui-même. Pour ce faire, le juge peut tenir compte des éléments suivants : 1) le droit du ministère public, de l'accusé et de la société à un procès équitable et à une résolution juste de l'affaire par une appréciation juste des faits ; 2) le droit du ministère public d'avoir une possibilité raisonnable de présenter sa preuve contre l'accusé ; 3) le droit de l'accusé de présenter une défense pleine et entière, y compris le droit de présenter sa propre preuve ; 4) la nécessité de favoriser la compréhension des jurés et de faciliter leur capacité de retenir et d'évaluer la preuve qu'ils ont entendue ; 5) la nécessité de présenter un récit cohérent de l'affaire et d'éviter de présenter une vision déformée de la preuve qui nuirait à la recherche de la vérité ; 6) une analyse des coûts-bénéfices de la preuve pour déterminer si la valeur probante de celle-ci dans la disposition appropriée des allégations contenues dans l'acte d'accusation excède son coût pour le processus judiciaire ; 7) la nécessité d'éviter la présentation inutile de preuve cumulative ; 8) la nécessité d'encourager les plaidoiries efficaces, ciblées et bien préparées ; 9) la gravité de l'infraction reprochée ; 10) les faits qui ne sont pas contestés ; 11) la complexité des questions litigieuses ; 12) la gravité des conséquences pour l'accusé et les autres personnes concernées ; 13) les besoins des autres justiciables. Ces éléments devraient être évalués lors d'une audience complète où les parties peuvent faire des représentations quant au temps dont elles estiment avoir besoin pour présenter leur preuve. Un fondement approprié devrait être présenté au juge responsable de la gestion de l'instance ou au juge qui préside le procès : les listes de témoins, les témoignages proposés, les pièces et une évaluation de la durée du procès. Un des outils les plus efficaces pour fournir cette information au tribunal est l'utilisation, par le ministère public, de cahiers de procès, que ce soit en format papier ou électronique. Dans le cas de l'accusé, le principe de la « preuve complète », le droit au silence et la protection contre l'auto-incrimination ne sont pas des motifs pour refuser de participer à l'évaluation du temps requis pour les requêtes préliminaires ou le procès lui-même. Un avocat de la défense compétent ne laissera que rarement la préparation d'une défense possible à la dernière minute. Dans la plupart des cas, l'avocat sera en mesure d'évaluer le temps requis pour présenter une défense, qu'elle soit ou non présentée en cour.

Le pouvoir d'établir des horaires et d'imposer des échéances aux parties, y compris de fixer des limites de temps aux requêtes préliminaires ou au procès lui-même, doit toutefois être exercé avec prudence. Il y a une part d'imprévisibilité dans tout procès. Ainsi, les horaires, les échéances et les limites de temps peuvent être modifiés lorsqu'il y a un changement notable dans les circonstances. Ce pouvoir doit aussi être exercé avec circonspection, car le juge ne connaît pas le dossier des avocats.

Un procès équitable et efficace résulte d'un effort concerté entre la magistrature, les parties et les forces de l'ordre au profit de la société et des parties. La civilité, tant dans l'enceinte de la cour qu'à l'extérieur de celle-ci, est une composante nécessaire de toute gestion d'instance réussie, ce à quoi l'on devrait s'attendre compte tenu de l'importance des fonctions des avocats en tant qu'officiers de justice. On doit s'attendre à de la discipline et à des plaidoiries bien ciblées de la part des parties. Il y a aussi des attentes précises de la part de chacune d'elles.

Le ministère public doit s'assurer qu'il est prêt à procéder dans un délai raisonnable et qu'il a un plan bien réfléchi afin de mener à terme sa poursuite. Les tribunaux ne peuvent fonder leurs décisions quant à la gestion de l'instance sur une mauvaise planification de la part du ministère public. En bref, le ministère public doit avoir un plan réaliste pour que les accusations donnent lieu à un procès et que celui-ci se déroule dans un délai raisonnable. Par ailleurs, la preuve doit être communiquée en temps opportun. La communication de la preuve doit être accessible, l'on doit pouvoir y effectuer de la recherche et elle doit être suffisamment bien répertoriée lorsque le volume d'information le justifie. L'acte d'accusation, lui, doit être ciblé et conçu en fonction des besoins de l'affaire. Il faut également limiter le nombre d'accusés afin de s'assurer que l'instance peut être bien gérée. Enfin, la durée du procès devrait être réaliste afin de favoriser la compréhension des jurés. Dans tous les cas, la preuve cumulative non nécessaire, c'est-à-dire le danger de pousser la preuve plus loin que ce qui est requis pour obtenir une déclaration de culpabilité, doit faire l'objet d'une discussion avant que l'affaire soit instruite.

En ce qui a trait au devoir de l'avocat de la défense de favoriser et d'assurer un procès équitable et efficace, il est essentiel de souligner d'abord l'importance pour cet avocat de défendre l'accusé avec dévouement. Toutefois, même s'il faut s'attendre à une représentation vigoureuse de l'accusé, l'avocat de la défense a également le devoir d'agir de façon responsable en tant qu'officier de justice. Bien qu'il puisse souvent être difficile pour un avocat de la défense d'évaluer s'il y a une chance réaliste qu'un argument fondé sur la Charte canadienne soit retenu ou qu'un remède soit accordé, un avocat de la défense responsable ne présentera pas de demandes fondées sur la Charte canadienne qui sont manifestement frivoles ou fallacieuses. On s'attend à ce que l'avocat de la défense abandonne toute demande qui repose sur la conjecture et qui est fantaisiste, perturbatrice, mal fondée, obstructionniste et dilatoire.

Dans la présente affaire, la Cour est d'avis qu'une approche plus robuste est requise dans la gestion des dossiers. D'abord, une audience afin de déterminer les modalités et les conditions de l'ordonnance de divulgation à rendre est nécessaire. La tenue d'une telle audience est ordonnée. Les parties disposeront chacune d'une demi-journée pour faire valoir leurs arguments. Elles devront en outre déposer par écrit, avant l'audience, un projet d'ordonnance de divulgation. En ce qui a trait à la contestation de l'autorisation d'écoute électronique, la portée du contre-interrogatoire sera étendue pour permettre la présentation d'éléments de preuve sur l'allégation d'inconduite policière répétée. Les accusés auront un maximum de trois jours pour compléter leur contestation et le ministère public aura un jour pour répondre. Une demi-journée supplémentaire sera consacrée aux plaidoiries de chaque partie. Comme l'allégation d'inconduite policière recoupe la demande relative à l’abus de procédure, la Cour entendra aussi la question de l'abus de procédure. Encore là, les accusés auront un maximum de trois jours, et le ministère public aura, lui, un jour. Une journée sera également réservée pour les plaidoiries des parties. De l'avis de la Cour, si des limites de temps appropriées sont fixées, une audience pour statuer définitivement sur cette question est de mise. Un maximum de cinq jours supplémentaires sera consacré à la détermination de toutes les autres questions en suspens. Après avoir entendu les parties à une date qui sera fixée, la Cour rendra une ordonnance définitive établissant un horaire pour toutes les autres requêtes, y compris l'ordre dans lequel celles-ci seront entendues. Des limites de temps seront aussi fixées pour la présentation de la preuve et la longueur des plaidoiries. Enfin, des échéances seront imposées pour le dépôt des requêtes, des documents présentés au soutien de celles-ci et des argumentations écrites.


Ce résumé est également publié dans La référence, le service de recherche juridique en ligne des Éditions Yvon Blais. Si vous êtes abonné à La référence, ouvrez une session pour accéder à cette décision et sa valeur ajoutée, incluant notamment des liens vers les références citées et citant.

Ouvrir une session | Demander un essai gratuit

Également d’intérêt