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Témoignages d’agents-fileurs spécialisés : la Cour refuse que les agents témoignent hors la vue de l'accusé, mais leur permet de témoigner en portant un déguisement.

Résumé de décision : R. c. Simon, EYB 2022-447958, C.Q., 29 avril 2022
Témoignages d’agents-fileurs spécialisés : la Cour refuse que les agents témoignent hors la vue de l'accusé, mais leur permet de témoigner en portant un déguisement.

En temps normal, un accusé a le droit de voir son accusateur. Il s'agit d'un principe fondamental de notre système contradictoire de justice pénale. Dans le présent dossier, le ministère public demande que des paravents soient installés de manière à ce que l'accusé ne puisse pas voir les agents-fileurs spécialisés pendant leur témoignage. Cela est nécessaire, plaide-t-il, afin de sauvegarder les techniques d'enquête de même que la sécurité des agents-fileurs. Il invoque le privilège d'intérêt public ainsi que les arts. 486.31 et 486.7 C.cr. La demande n'est ni banale ni routinière. Toute question relative à un privilège est importante. Et la décision qui sera rendue pourra avoir un effet sur d'autres dossiers, ainsi que sur les opérations de l'unité particulière de filature du SPVM.

D'emblée, d'un point de vue procédural, il faut souligner que cette question aurait dû être soulevée et débattue par les parties bien avant le début du procès au fond. Une telle demande ne doit pas être présentée soudainement en cours de procès. Elle ne devrait pas, non plus, être accueillie sommairement par les tribunaux. Toutefois, il aurait été antagonique à la saine gestion des ressources judiciaires de faire retarder ou annuler les semaines de procès déjà fixées. Il aurait aussi été foncièrement injuste de faire subir à l'accusé, qui demeure détenu, les conséquences de la présentation tardive de cette demande. La présente décision a donc été rendue dans les plus brefs délais afin que le procès puisse se continuer. Une telle situation ne doit cependant plus se produire.

Comme aucune décision écrite se penchant sur une demande comme celle en litige dans ce dossier n'a été répertoriée dans la jurisprudence canadienne, l'affaire a été décidée en fonction du cadre analytique applicable à toutes les revendications d'un privilège d'intérêt public.

Le ministère public annonce son intention de faire témoigner huit agents-fileurs spécialisés, en plus d'autres agents qui ont aussi participé à la filature. On peut inférer de ce nombre non négligeable de témoins qu'il juge que leurs observations ont une valeur probante certaine dans le dossier. Et la quantité de rapports de filature déposés en preuve démontre en soi l'importance que représente cette preuve pour lui. De son côté, la défense scrute attentivement la preuve de la filature, et ce, depuis le début du procès. Des questions importantes de fiabilité et de crédibilité ont même déjà été soulevées. L'accusé a alors tout intérêt à suivre attentivement les témoignages des agents-fileurs, ce qui comprend le droit de les regarder pendant leur témoignage. Il y a donc un risque d'atteinte à l'équité du procès si l'on empêche l'accusé de voir les visages de ces témoins.

Il est incontestable que l'utilisation d'agents-fileurs est une technique d'enquête utile et efficace dans la mesure où ceux qui la pratiquent gardent le plus possible l’anonymat. De toute évidence, il est dans l'intérêt du public que ces agents spécialisés restent dans l’anonymat. Le préjudice le plus facilement identifiable — en cas de reconnaissance d'un agent-fileur — est l'échec de l'opération de surveillance en cours. Dans d'autres cas plus délicats, la reconnaissance d'un agent-fileur pourrait compromettre plusieurs opérations, et pas seulement celle en cours, et même rendre inutile le policier en tant qu'agent-fileur. Dans les cas extrêmes, la reconnaissance d'un agent-fileur pourrait mener à une confrontation physique, y compris l'agression du policier ou un guet-apens violent. Cela dit, compte tenu de l'absence de preuve formelle, il y a lieu de conclure que le risque de représailles ou le risque d'agression auquel font face les agents-fileurs n'est pas aussi élevé que le risque auquel sont exposés les agents d'infiltration actifs qui interagissent au quotidien avec des criminels. Pourtant, lorsqu'ils témoignent, les agents d'infiltration sont généralement vus par l'accusé en salle de cour, en dépit des autres mesures prises pour éviter que le public puisse les voir. Or, le ministère public sollicite une mesure plus rigoureuse pour un risque qui est, en principe, moins grave. Que l'on soit clair : on ne minimise aucunement le risque auquel font face les agents-fileurs en devoir. Toutefois, le risque d'être identifié comme tel sur le bord de la chaussée est nettement moins grave que le risque d'être identifié comme agent double dans un appartement, sans renfort, avec trois trafiquants d'héroïne armés.

Au-delà du risque théorique qui existe, il faut évaluer la probabilité qu'un tel risque se matérialise. Plus le risque est ténu, moins un tribunal sera enclin à limiter le droit de l'accusé à une défense pleine et entière. Si le risque existe, force est de constater qu'il dépend d'une série de coïncidences cumulatives peu probables. Le scénario donné par le ministère public (l'accusé allait révéler à ses codétenus des informations relatives à l'apparence des agents-fileurs, le soir à son retour au centre de détention) s'apparente à de la spéculation. Cela dit, ce n'est pas un reproche. De bonne foi, le ministère public tente de prévoir toutes les éventualités, le tout pour s'assurer de la sécurité des témoins. C'est louable. Mais il faut une assise solide pour conclure à un risque imminent de dévoilement de l'identité d'un agent-fileur. Compte tenu de la preuve présentée (et de l'absence de preuve), il y a lieu de conclure que le risque que les agents-fileurs soient identifiés subséquemment en raison de leur témoignage est relativement mince.

Tant le privilège d'intérêt public que l'art. 486.7 C.cr. (le ministère public invoquait aussi l'art. 486.31 C.cr., mais cette disposition est limitée aux ordonnances de non-publication traditionnelles et ne peut servir à autoriser un témoin à se cacher de l'accusé par le biais d'un paravent) exigent que le juge du procès procède à une pondération raisonnable des facteurs à la lumière du fardeau de la preuve, des facteurs pertinents et des faits au soutien de la requête. Après une évaluation des critères dans leur ensemble, tout en reconnaissant un intérêt légitime à protéger les agents-fileurs et l'efficacité de leurs fonctions, il n'y a pas lieu de permettre à ces derniers de témoigner derrière des paravents et d'être cachés du champ de vision de l'accusé. Il est possible de prendre des mesures appropriées — mais tempérées — pour écarter les risques, tout en préservant le droit à une défense pleine et entière. Un juge d'instance possède le pouvoir inhérent de permettre à un témoin adulte de témoigner en portant un déguisement. Un tel accommodement est approprié dans la présente affaire. On parle ici d'un déguisement limité. Les agents-fileurs pourront cacher certains aspects de leur apparence physique (leur coiffure/chevelure, leur grandeur, leur corpulence ou la forme de leurs oreilles, par exemple), sans pour autant camoufler leur visage (les yeux et la bouche, notamment) proprement dit. En d'autres mots, le déguisement doit permettre à l'accusé et au tribunal de voir le visage du témoin, y compris ses réactions et son comportement pendant le contre-interrogatoire, tout en permettant au témoin de cacher certaines parties de son apparence, rendant ainsi une reconnaissance éventuelle plus difficile. Finalement, en plus du déguisement en salle de cour, il va de soi que les agents-fileurs pourront toujours modifier leur apparence — même de façon extrême — lors de leurs opérations de filature futures. Les déguisements sont sans doute déjà des instruments de leur métier.

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