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Bien qu’ils ne se trouvent pas à l’article de la mort, deux Québécois lourdement handicapés pourront obtenir l’aide médicale à mourir

Résumé de décision : Truchon c. Procureur général du Canada, EYB 2019-316125, C.S., 11 septembre 2019
Bien qu’ils ne se trouvent pas à l’article de la mort, deux Québécois lourdement handicapés pourront obtenir l’aide médicale à mourir

La Cour supérieure invalide les articles du Code criminel et de la Loi concernant les soins de fin de vie qui exigent respectivement, pour qu’une personne reçoive l’aide médicale à mourir, que sa mort naturelle soit raisonnablement prévisible ou qu’elle soit en fin de vie.

DEMANDE en déclaration d’inconstitutionnalité de l'alinéa 241.2(2)d) C.cr. et du par. 3 du premier alinéa de l'art. 26 de la Loi concernant les soins de fin de vie. ACCUEILLIE.

L’aide médicale à mourir a été légalisée par le Parlement et le législateur québécois. Au niveau fédéral, les dispositions pertinentes se trouvent dans le Code criminel, lequel prévoit qu’une personne doit être affectée de problèmes de santé graves et irrémédiables répondant à certains critères, y compris le fait que sa mort naturelle est devenue raisonnablement prévisible, pour avoir droit à l’aide médicale à mourir. Au Québec, la Loi concernant les soins de fin de vie (LSFV) exige que la personne soit en fin de vie, atteinte d’une maladie grave et incurable, présente un déclin avancé et irréversible de ses capacités et éprouve des souffrances physiques ou psychiques constantes, insupportables et inapaisables dans des conditions tolérables.

Deux personnes qui ne se trouvent pas en fin de vie, l’une atteinte depuis sa naissance d’une paralysie cérébrale spastique avec triparaisie et l’autre d’une paralysie résiduelle du côté gauche et une scoliose sévère causée par la déformation progressive de sa colonne vertébrale, ont demandé l’aide médicale à mourir, sans succès. Elles contestent maintenant la constitutionnalité des exigences prévues au Code et à l’article 26 LSFV.

La Cour suprême du Canada, en 2015, a rendu une décision portant essentiellement sur le même sujet. Dans l’arrêt Carter, elle ne limite ni ne restreint la possibilité de recevoir l’aide médicale à mourir aux seules personnes dont la mort naturelle est raisonnablement prévisible ou qui sont en fin de vie, et ce, ni explicitement ni implicitement. En effet, l’aide médicale à mourir existe au Canada afin d’éviter avant tout, à ceux qui en expriment le choix, une vie de souffrance. Il s’agit donc de permettre à une personne de mettre fin à ses souffrances et lui éviter, si elle le souhaite, de continuer à vivre jusqu’à son agonie finale, dès lors qu’elle est atteinte d’une maladie grave et incurable et qu’elle n’entretient plus aucun espoir d’amélioration de son état. Par conséquent, tant l’exigence législative de la mort naturelle raisonnablement prévisible prévue au Code que celle de la fin de vie de l’article 26 LSFV apparaissent clairement incompatibles avec les paramètres énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Carter. Or, cette incompatibilité ne rend pas pour autant les dispositions contestées inconstitutionnelles. Encore faut-il démontrer une atteinte injustifiée aux droits garantis aux personnes demandant l’aide médicale à mourir par les articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés.

Il ressort de la jurisprudence que le droit à la vie prévu à l’article 7 de la Charte entre en jeu dès qu’une mesure ou une loi de l’État a directement ou indirectement pour effet d’imposer la mort à une personne ou de l’exposer à un risque accru de mort. En l’espèce, l’exigence imposée par le Code peut avoir pour effet de prolonger la vie de certaines personnes, qui autrement demanderaient l’aide médicale à mourir. Or, en raison de cette prolongation de la vie et des souffrances qui l’accompagnent, il est possible que des personnes malades soient portées à en finir de manière hâtive et souvent de manière dégradante ou violente, avant d’être agonisantes, en perte totale de dignité ou en phase finale de leur vie. L’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible du Code expose donc des personnes à un risque accru de mort. Elle contrevient par conséquent au droit à la vie de l’article 7 de la Charte.

L’article 7 de la Charte garantit également le droit à la liberté et la sécurité de la personne. La liberté protège le droit de faire des choix personnels fondamentaux sans intervention de l’État et la sécurité englobe une notion d’autonomie personnelle qui comprend, entre autres choses, la maîtrise de l’intégrité de sa personne sans aucune intervention de l’État. On ne peut porter atteinte au droit à la liberté et la sécurité de la personne qu’en conformité avec les principes de justice fondamentale. En l’espèce, la preuve indique que les deux personnes ayant amorcé les présentes procédures ne peuvent recourir à l’aide médicale à mourir, compte tenu de l'exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible apparaissant au Code. Or, si cette exigence n’est pas arbitraire, elle a une portée excessive puisqu’elle empêche certaines personnes, capables et bien renseignées, qui satisfont à toutes les autres conditions protectrices de la loi et qui expriment un désir rationnel de mettre fin à leur souffrance à cause de leur condition grave et irréversible, de demander l’aide médicale à mourir. Ceci est contraire aux principes de justice fondamentale. En effet, cette restriction force les personnes vulnérables qui pourraient être incitées à mettre fin à leur vie dans un moment de détresse soit à souffrir de manière intolérable pour un temps indéfini qui peut durer des mois, voire des années, ou à mettre fin à leur vie par leurs propres moyens, tout cela pour satisfaire un principe de précaution général. De plus, l’effet préjudiciable de la restriction sur la vie, la liberté et la sécurité se révèle très grave et totalement disproportionné en regard de son objectif. Par conséquent, il est manifeste que l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible du Code a une portée excessive et disproportionnée et brime les droits à la liberté et à la sécurité des deux personnes en cause.

Il est vrai que la protection des personnes vulnérables comporte un caractère urgent et réel compte tenu des implications en jeu et des conséquences possibles de mort. De plus, il existe un lien rationnel entre l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible qui prohibe l’aide médicale à mourir en dehors de la sphère temporelle de la fin de vie et l’objectif de la disposition qui est de protéger les personnes vulnérables. Par contre, il n’a pas été démontré que l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible constitue le moyen le moins radical de protéger les personnes vulnérables qui pourraient être incitées à mettre fin à leur vie dans un moment de détresse. De plus, les effets préjudiciables sur des personnes qui ne sont pas mourantes, mais dont la condition demeure grave et irréversible, qui vivent un déclin de leurs capacités, sans aucune chance de voir leur état s’améliorer et, surtout, qui souffrent physiquement et psychologiquement d’une manière constante et intolérable, sont de loin supérieurs aux bénéfices escomptés pour l’ensemble de la société compte tenu de la suffisance des autres mesures de sauvegarde prévues par la loi. Ainsi, l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible prévue au Code constitue une atteinte qui ne se justifie pas en vertu de l’article premier de la Charte.

Par ailleurs, la déficience physique constitue un motif expressément énuméré au premier paragraphe de l’article 15 de la Charte. Or, l’exigence prévue au Code, soit que la mort naturelle soit raisonnablement prévisible, et celle prévue à la LSFV, soit que la personne soit en fin de vie, créent une distinction fondée sur la déficience physique. En effet, à cause de leur condition physique propre, les deux personnes en cause ne peuvent obtenir l’aide médicale à mourir malgré le fait qu’elles satisfont par ailleurs à l’ensemble des autres exigences de ces deux dispositions statutaires. De plus, l’exigence de la mort naturelle raisonnablement prévisible, en particulier, perpétue un préjugé et un désavantage pour les personnes atteintes d’une déficience physique, en raison justement de cette caractéristique personnelle. Qui plus est, victimes de stéréotypes et préjugés préexistants en raison de leur déficience physique, les deux personnes en cause se voient refuser un soin prévu par la loi québécoise en raison de l’exigence qu’elles soient en fin de vie. Force est de conclure que tant la disposition contestée du Code que l’art. 26 de la LSFV portent manifestement atteinte au droit à l’égalité des deux personnes en cause. Au vu de la preuve, il appert que ni l’exigence du Code ni celle de la LSFV ne satisfont la norme de l’atteinte minimale et de la proportionnalité des effets. Elles contreviennent donc à l’article 15 de la Charte et ne se justifient pas en vertu de l’article premier.

Par conséquent, le tribunal déclare inconstitutionnelles les dispositions contestées. Le Parlement et le législateur québécois bénéficieront d’une période de suspension de la déclaration d’invalidité d’une durée de six mois. Puisque le législateur fédéral a choisi d’adopter un régime législatif calqué dans son essence sur les paramètres énoncés par la Cour suprême dans l’arrêt Carter, l’état du droit est désormais celui qu’il était au Canada à la suite de cet arrêt, de sorte qu’il n’y a pas de vide juridique.

Toutefois, une exemption constitutionnelle est accordée aux deux personnes ayant amorcé les présentes procédures judiciaires. Il n’est, en effet, pas nécessaire de prolonger injustement la souffrance de ces deux personnes et de maintenir la violation de leurs droits fondamentaux garantis par la Charte. Elles pourront ainsi se prévaloir de l’aide médicale à mourir durant la période de suspension de la déclaration d’invalidité si elles satisfont aux conditions d’admissibilité prévues par les lois fédérale et provinciale, à l’exception de la mort naturelle raisonnablement prévisible et de la fin de vie.


Ce résumé est également publié dans La référence, le service de recherche juridique en ligne des Éditions Yvon Blais. Si vous êtes abonné à La référence, ouvrez une session pour accéder à cette décision et sa valeur ajoutée, incluant notamment des liens vers les références citées et citant.

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