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La Cour d’appel tranche : Guy Turcotte restera en liberté en attendant son deuxième procès pour le meurtre de ses deux enfants

Résumé de décision : R. c. Turcotte, EYB 2014-245118 (C.A., 3 décembre 2014)
La Cour d’appel tranche : Guy Turcotte restera en liberté en attendant son deuxième procès pour le meurtre de ses deux enfants

L'accusé, qui a été déclaré non criminellement responsable du meurtre de ses deux jeunes enfants à l'issue d'un premier procès et qui doit subir un deuxième procès et répondre de nouveau à deux accusations de meurtre au premier degré, a été mis en liberté en attendant ce deuxième procès. Le juge de la Cour supérieure qui a ordonné cette mise en liberté a conclu que la détention de l'accusé n'était pas nécessaire pour assurer sa présence au procès (515(10)a) C.cr.) ou pour la protection ou la sécurité du public (515(10)b) C.cr.). Il a conclu, en outre, que la détention de l'accusé n'était pas nécessaire pour préserver la confiance du public envers l'administration de la justice (515(10)c) C.cr.). Le ministère public demande la révision de cette décision. Il ne conteste pas la conclusion du juge sur les alinéas 515(10)a) et b) C.cr. Il plaide cependant que le juge a commis trois erreurs de droit dans l'interprétation et l'application de l'alinéa 515(10)c) C.cr.

Avant d'aborder l'étude des moyens proposés par le ministère public, il est nécessaire de définir la norme d'intervention applicable lorsqu'une cour d'appel révise, en vertu du paragraphe 680(1) C.cr., une décision concernant une mise en liberté. Cette question est d'actualité. Le 6 novembre dernier, la Cour suprême a entendu un appel portant sur la norme de révision judiciaire dans le contexte de la révision d'une décision de mise en liberté. L'affaire est en délibéré. La jurisprudence canadienne est divisée sur la question. Une première approche aborde la révision d'une décision sur une mise en liberté comme un véritable appel. Une deuxième approche traite la révision comme une affaire entendue de novo. Enfin, une troisième approche voit la demande de révision comme une mesure hybride. Au Québec, après quelques hésitations, la Cour a opté pour la norme hybride. Ainsi, la Cour accorde une grande déférence aux déterminations de faits du juge de première instance et intervient seulement dans les situations où une erreur de droit a été commise, dans les cas d'erreurs manifestes dans l'appréciation de la preuve, dans les cas où une preuve de faits nouveaux et importants doit être considérée et, enfin, lorsque le pouvoir discrétionnaire conféré au juge de première instance n'a pas été exercé de façon judiciaire. C'est donc sous cet éclairage que la Cour analysera les moyens du ministère public.

Le ministère public plaide, dans un premier temps, que le juge a commis une erreur de droit en haussant le standard de la personne raisonnable de façon telle que celle-ci doit être juriste. Il a tort. Le juge a défini la personne raisonnable en prenant appui sur plusieurs arrêts de la Cour. Ces arrêts réfèrent tous au «public informé», c'est-à-dire un public en mesure de se former une opinion éclairée, qui connaît les faits de la cause et les principes de droit applicables, et qui n'est pas mû par la passion, mais par la raison. Personne ne s'attend à ce que le public dont traite l'alinéa 515(10)c) C.cr. se limite aux juristes, et ce n'est pas ce que le juge a décidé. Le grief du ministère public se fonde sur le fait que le juge n'a pas utilisé le terme «philosophie» au moment de discuter de la connaissance par une personne raisonnable des dispositions législatives et des valeurs consacrées par la Charte canadienne des droits et libertés. Le ministère public infère de ce fait que le juge a exigé que la personne raisonnable soit un juriste. Rien dans la décision rendue par le juge ne porte à croire que ce dernier a commis une telle erreur, et il ne l'a certainement pas fait en omettant d'utiliser le terme «philosophie». Dans les circonstances, l'argument du ministère public s'apparente à de la pure sémantique. Le juge a exigé que l'opinion du public soit celle d'un public «informé» autant des circonstances réelles de l'affaire que des grands principes de droit applicables. L'interprétation de ce critère par le juge est sans faille.

Le ministère public avance, dans un deuxième temps, que le juge a commis une erreur en écrivant dans sa décision: «En conséquence, même si la preuve semble forte, les moyens de défense proposés sont sérieux et mériteront la considération du jury». Selon le ministère public, le fait que l'accusé ait admis avoir tué ses deux enfants rend la présomption d'innocence sans objet. Dans l'arrêt R. c. Chaulk, la Cour suprême a expressément abordé la question de la présomption d'innocence dans le contexte où un accusé admet avoir commis les crimes et présente une défense fondée sur l'aliénation mentale. Le plus haut tribunal a conclu que l'accusé qui invoquait la défense d'aliénation mentale recherchait un acquittement véritable eu égard à sa culpabilité criminelle et qu'il avait droit à la présomption d'innocence. Par ailleurs, il est certain que le juge saisi d'une demande de mise en liberté doit tenir compte des moyens de défense lorsqu'il évalue la force apparente de l'accusation. Il serait en effet injuste d'ignorer les arguments que la défense pourrait soulever pour ne retenir que la preuve que le ministère public affirme être en mesure de produire. C'est donc à bon droit que le juge a soupesé les moyens de défense de l'accusé pour décider de la force apparente de l'accusation.

Dans un troisième temps, le ministère public fait valoir que le juge a erronément omis de se pencher sur la valeur de la défense de l'accusé lorsqu'il a analysé le critère de la force apparente de l'accusation. Il a tort. Au stade de la mise en liberté, le juge n'a pas l'obligation d'évaluer le bien-fondé de la défense. Cette tâche revient au jury. Lorsqu'il évalue le critère de la force apparente de l'accusation, le juge est amené à vérifier si prima facie le moyen de défense proposé par un accusé est vraisemblable. Le juge n'a donc pas commis d'erreur en considérant que l'accusé avait un moyen de défense valable à faire valoir au jury. Il n'avait pas à se demander si la défense de troubles mentaux de l'accusé était plus fragile que celle présentée lors du premier procès ni à spéculer sur une éventuelle appréciation de cette défense par le jury.

Après avoir pondéré les quatre critères de l'alinéa 515(10)c) C.cr. et pris en compte les circonstances de l'affaire, y compris le long délai avant le nouveau procès, le juge a conclu que l'accusé s'était déchargé de son fardeau d'établir que sa détention n'était pas nécessaire pour préserver la confiance du public envers l'administration de la justice. Le juge a rappelé que l'accusé avait une défense vraisemblable à présenter au jury, qu'il n'avait pas d'antécédents judiciaires et qu'il avait respecté ses conditions de mise en liberté. Il était conscient d'une certaine perception qui veut que, pour être protégé contre les criminels, il faille à tout prix les emprisonner et les punir sévèrement. Mais, comme il se doit, le juge s'en est tenu à la norme applicable, celle du public informé, c'est-à-dire un public en mesure de se former une opinion éclairée, qui connaît les faits de la cause et les principes de droit applicables, et qui n'est pas mû par la passion, mais par la raison. Le public informé sait que l'accusé bénéficie du droit garanti par la Charte canadienne d'être présumé innocent, et ce, tant qu'il n'a pas été dûment déclaré coupable par un jury. Le droit à la présomption d'innocence est une assise fondamentale du droit criminel canadien dont l'accusé doit profiter même s'il reconnaît avoir posé les gestes reprochés. Le public informé sait que pour être déclaré coupable d'un crime, l'accusé doit non seulement avoir posé les gestes constitutifs de l'infraction, mais également avoir été capable de former l'intention criminelle de la commettre. Le public informé sait que, même si les crimes reprochés sont graves et qu'ils sont passibles d'une longue peine d'emprisonnement, l'accusé a une défense fondée sur les troubles mentaux à présenter. Le public informé sait que l'accusé a le droit constitutionnel de ne pas être privé sans juste cause d'une mise en liberté et que la Charte canadienne favorise la mise en liberté d'un accusé, même dans les cas de crimes les plus graves. Le public informé sait que, si l'accusé est déclaré coupable des crimes reprochés ou d'infractions incluses, il purgera, à ce moment, la peine imposée. Pour ces motifs, la Cour est d'avis que le juge n'a pas commis d'erreur de droit ni d'erreur de fait manifeste et qu'il a exercé sa discrétion judiciairement.

Certains se demandent dans quelle situation une mise en liberté sera refusée si elle ne l'est pas dans le cas de l'accusé. Il n'y a pas de réponse universelle à cette question, sinon que l'accusé qui présente un risque pour la sécurité ou la protection du public ne sera pas mis en liberté et que l'accusé dont on craint qu'il s'esquive de son procès ne le sera pas davantage. Quant à une situation où la détention serait justifiée uniquement pour ne pas miner la confiance du public envers l'administration de la justice, la Cour suprême reconnaît qu'il s'agit de cas rares. Ce sont des situations où la preuve est si accablante et les circonstances si graves alors que les moyens de défense sont quasi inexistants au point où il faut écarter, tout compte fait, la présomption d'innocence et ordonner la détention de l'accusé.

Le ministère public a déposé une revue de presse formée de 21 coupures de journaux parus après que l'accusé eut été mis en liberté. Il a pointé certains articles et plaidé que leurs auteurs ont exprimé l'opinion d'un public informé. La Cour ne saurait retenir cet argument. La lecture des coupures de presse montre à quel point il est dangereux de recourir à ce mode de preuve. On y retrouve des opinions diverses, plus ou moins nuancées, plus ou moins objectives, plus ou moins mesurées, plus ou moins superficielles. Plusieurs exposent des faits inexacts ou ne rapportent pas ceux qui sont essentiels. La plupart taisent les principes juridiques essentiels à la prise de décision en matière de mise en liberté. Certaines attisent la colère et dénaturent le débat. Peu rapportent fidèlement les faits et rappellent correctement les principes applicables. Globalement, il faut convenir que ces opinions ne satisfont pas au critère de la personne raisonnable définie par la jurisprudence. En recourant à des articles de journaux pour établir le critère de la confiance du public, le ministère public tente de laisser à l'humeur des opinions un rôle que le législateur a confié au juge. Sa proposition détourne de ses fins une évaluation fondée sur des valeurs fondamentales de la Charte canadienne, sur des critères établis par la loi et sur une analyse rigoureuse et pondérée de toutes les circonstances.

Somme toute, les moyens présentés par le ministère public sont sans valeur et la requête en révision est mal fondée en fait et en droit.


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