Le requérant, qui est détenu depuis le 23 novembre 2018, demande sa mise en liberté en attendant la tenue de son procès. Il soutient que les délais depuis son arrestation, la présentation éventuelle d'une requête en arrêt des procédures fondée sur l'arrêt R. c. Jordan et la pandémie de la COVID-19 justifient la révision de sa détention et sa mise en liberté.
Avant d'aborder la question de la mise en liberté du requérant, il convient d'exposer les principes qui encadrent l'intervention des tribunaux dans la gestion des prisons. Cette description s'avère incontournable, car la prise en compte de la pandémie actuelle risque d'entraîner les tribunaux dans des questions qui relèvent plus de la gestion des établissements correctionnels que de la détermination de la question de savoir si un prévenu en particulier doit être détenu dans l'attente de son procès. Il ne fait aucun doute que la pandémie actuelle et son éclosion dans les prisons doivent être prises en compte dans le cadre de la décision au sujet de la détention d'un prévenu. Cela dit, cette évaluation doit se faire en respectant le rôle des tribunaux et celui des autorités correctionnelles.
L'examen qui vise à déterminer si une décision des autorités correctionnelles est raisonnable et, par conséquent, légale appelle nécessairement la déférence. L'application de cette norme d'intervention vise à éviter que l'examen d'une décision n'entraîne « une microgestion des prisons par les tribunaux ». Cette norme d'intervention respecte les rôles des tribunaux et ceux des autorités correctionnelles. Si le législateur n'a pas édicté expressément que les cours de justice ont un rôle à jouer dans le contrôle des décisions d'un décideur administratif, on peut aisément présumer que le législateur a voulu que celui-ci puisse fonctionner en faisant le moins possible l'objet d'une intervention judiciaire. Cette constatation s'avère manifeste tant à l'égard d'une décision particulière des autorités correctionnelles qu'à l'égard de la gestion générale d'une prison.
Dans la présente affaire, le requérant critique tant la nature que la tardiveté des mesures déployées pour faire face à la pandémie de la COVID-19 dans le cadre correctionnel. Selon lui, ces mesures s'avèrent insuffisantes et leur tardiveté accroît le risque qu'il contracte la COVID-19. Ce facteur justifierait que sa mise en liberté soit ordonnée dans l'attente de son procès. Dans le contexte actuel d'une pandémie déclenchée par un virus inconnu dont les manifestations foudroyantes se révèlent au fur et à mesure à la plupart des autorités publiques du monde, il ne convient pas de se fonder sur la clairvoyance du gérant d'estrade et de remplacer la gestion de la pandémie par les autorités carcérales par la microgestion judiciaire des prisons. Il ne s'agit pas d'une abdication de la règle de droit, mais d'une règle de prudence entourant la compétence des organismes gouvernementaux à qui des tâches variées sont confiées. Cela dit, il va de soi que les autorités correctionnelles doivent veiller au bien-être, à la santé et à la vie des détenus, y compris les prévenus. Cette responsabilité acquiert une importance accrue dans le contexte actuel. Ainsi, un établissement de détention doit prendre les mesures raisonnables afin d'éviter qu'une personne incarcérée soit exposée à un risque accru pour sa santé ou qu'elle n'ait pas accès à des soins de santé en temps opportun.
Les faits comme la pandémie de la COVID-19 et son éclosion dans les prisons s'avèrent pertinents à l'égard des trois motifs de détention. Cela dit, la pandémie constituera rarement un facteur déterminant, à lui seul, pour justifier la mise en liberté d'un prévenu. En effet, la pandémie actuelle ne saurait justifier la mise en liberté d'un prévenu si le tribunal est convaincu que celui-ci ne comparaîtra pas à son procès ou qu'il commettra d'autres infractions ou nuira à l'administration de la justice. Avec raison, la situation actuelle dans les prisons suscite des inquiétudes chez les détenus et les agents correctionnels. Nul ne saurait minimiser ces inquiétudes ni les risques que pose l'éclosion de la COVID-19 dans une prison. Ces risques sont bien réels. Cela dit, la gestion des risques posés par la pandémie appartient d'abord et avant tout aux autorités correctionnelles et non aux tribunaux. La décision au sujet de la mise en liberté d'un prévenu ne constitue donc pas, de manière générale, le véhicule approprié pour jauger la qualité générale de la gestion des risques associés à la pandémie dans les prisons. Cela dit, dans certaines circonstances, les dangers de contagion posés par la COVID-19 pourraient justifier la mise en liberté d'un prévenu en raison des risques accrus pour sa santé ou des risques de manière générale. Même en tenant pour acquis que le risque de contagion pour le requérant et les autres prévenus s'est accru en raison des choix qui ont été faits par les autorités correctionnelles de la prison de Bordeaux, rien n'établit, selon la preuve présentée, que les gestes posés et les mesures choisies ne s'avèrent pas acceptables à l'aune de l'ensemble des faits, et ce, même si le délai à le faire ne semble pas avoir toujours été optimal. L'obligation qui incombe aux autorités correctionnelles est de faire preuve de diligence raisonnable par la mise en place de mesures raisonnables afin d'empêcher la transmission et la propagation du virus. L'échec des mesures mises en place n'établit pas nécessairement le caractère déraisonnable de celles-ci. Les autorités publiques de la planète apprennent à gérer au quotidien un virus létal qui se manifeste sous des formes jusqu'alors inconnues. Selon le droit constitutionnel et administratif canadien, il n'appartient pas aux tribunaux de se substituer aux choix des autorités correctionnelles. À tout événement, même s'il fallait conclure, à la lumière de la preuve présentée, que les autorités correctionnelles ont tardé à mettre en place certaines mesures, ces omissions pourraient difficilement avoir une influence déterminante et de manière indépendante dans la décision concernant la mise en liberté d'un prévenu ou dans celle de savoir si la détention de celui-ci s'avère justifiée. Bien entendu, puisque la détention avant le procès constitue l'exception en droit canadien, la pandémie actuelle et son éclosion dans les prisons influenceront nécessairement la décision concernant la mise en liberté d'un prévenu. Ce facteur fera certainement pencher la balance en faveur de la mise en liberté du prévenu dans tous les cas qui le justifient.
Le requérant se fonde sur trois motifs pour demander sa mise en liberté. L'écoulement du temps depuis son arrestation constitue un facteur qui doit être considéré. En effet, le crédit pour la détention présentencielle fait en sorte que la période de détention du requérant se rapproche de la peine qui pourrait lui être imposée. Toutefois, les peines qui lui ont été imposées jusqu'à maintenant ne l'ont pas dissuadé de récidiver en semblables matières. Or, bien que la détermination de la peine qui pourrait être infligée au requérant dans le cadre de cette réflexion ne soit ni une science exacte ni un examen exhaustif, il est loin d'être exclu qu'une peine encore plus sévère lui soit imposée. Quant au droit d'être jugé dans un délai raisonnable, le requérant estime qu'il ne peut présenter sa requête en arrêt des procédures en raison du fait que son dossier se voit bloquer à l'étape de l'enquête préliminaire par un coaccusé. Il ne convient pas de se prononcer sur le fond de l'argument. Par ailleurs, rien n'empêche le requérant de saisir la Cour supérieure de sa requête en arrêt des procédures. Enfin, même en tenant pour acquis que le requérant se présentera à son procès, le profil de celui-ci, ses récidives en semblables matières alors qu'il fait l'objet d'une enquête policière, et son manque de respect à l'égard des ordonnances judiciaires justifient de conclure que sa détention s'avère nécessaire pour assurer la sécurité du public. Il n'est pas nécessaire d'analyser le troisième motif de détention, mais on peut affirmer qu'une analyse approfondie de ce motif conduirait inévitablement à la même conclusion. Dans ces circonstances, il va sans dire que la pandémie de la COVID-19 et son éclosion à la prison de Bordeaux ne peuvent avoir une influence déterminante. La détention du requérant doit être maintenue.