Nous sommes saisis d’une demande en dommages-intérêts fondée sur les art. 10, 16 et 49 de la Charte québécoise, qui est présentée dans le contexte suivant.
La demanderesse (Cossette) est née en 1994 et, à sa naissance, on lui avait donné le prénom de Marc-Antoine. En 2017, alors qu’elle était étudiante, elle a été embauchée à titre de vendeuse à temps partiel par la société défenderesse, qui exploite un commerce de vente de matériel électronique. En 2016, elle avait commencé une transition de genre, mais elle n’en a pas parlé à son nouvel employeur. Elle explique que, en cours d’emploi, tout se passait bien, si ce n’est quelques demandes de correction, comme de ne pas porter de sandales au magasin. Le 4 octobre 2018, elle s’est présentée au travail avec un maquillage qu’elle qualifie de standard. En entrant dans le magasin, elle a croisé l’un de ses patrons (le codéfendeur Gauthier), qui lui a dit qu’il ne trouvait pas cela professionnel et « que ce n’est pas l’image qu’il veut donner à la business ». Le 18 octobre suivant, elle s’est de nouveau présentée au travail avec le même maquillage. À la fin de sa journée de travail, Gauthier l’a convoquée dans son bureau pour lui dire que ce maquillage n’était pas professionnel. Cossette dit qu’elle lui a alors demandé ce qu’il ferait s’il apprenait qu’elle était transsexuelle et elle l’a informé que, sous peu, elle porterait probablement des vêtements féminins. Elle dit que Gauthier n’a pas répondu à ses commentaires. Selon elle, il ne semblait pas la croire. La discussion ne s’est pas étirée et, en sortant de son bureau, il l’a informée qu’ils étaient à la recherche d’un employé à temps plein, ce qui pourrait avoir comme conséquence de réduire ses heures de travail. Elle lui a répondu qu’elle était prête à prendre ce poste à temps plein, mais n’a reçu comme réponse qu’un simple non. Dans la semaine suivante, elle a continué à travailler selon son horaire habituel, mais, le 31 octobre, Gauthier lui a téléphoné pour l’informer que le processus d’embauche de l’employé à temps plein était lancé et qu’il n’y avait plus de travail pour elle. Quelques jours plus tard, elle a reçu par la poste son relevé d’emploi, qui porte la mention « manque de travail ». Selon elle, le vrai motif de son renvoi est plutôt le fait qu’elle était alors en plein processus de réassignation de sexe.
Il appartient à celui qui invoque un droit d’en faire la démonstration. C’est donc à Cossette qu’il revient de faire la preuve prépondérante de sa prétention que le mobile réel pour lequel on a mis fin à son embauche est sa transsexualité. Sans surprise, sa prétention est fortement contestée par les défendeurs, qui soutiennent que son identité de genre n’a rien à voir avec leur décision de mettre fin à son emploi. C’est plutôt l’accumulation en cours d’emploi de plusieurs petits irritants qui les a menés à décider de la remplacer.
Les témoignages ne permettent pas d’établir un lien direct entre la cessation de l’emploi et la décision de Cossette de changer de sexe. Cependant, la concomitance de certains événements nous permet de présumer qu’il existe une relation de cause à effet entre ceux-ci. Il est vrai que, durant l’année et demie pendant laquelle elle a oeuvré pour la défenderesse, on a demandé à Cossette de corriger certains comportements. Selon ce que l’on retient de la preuve administrée, elle s’est toutefois conformée à ces demandes. L’employeur la dépeint aujourd’hui comme une personne envers qui il avait plusieurs griefs à formuler, mais, pour autant, aucun de ceux-ci n’a fait l’objet d’un avis disciplinaire ou d’une sanction quelconque. Il remet aussi sérieusement en doute sa compétence, mais un fait demeure : elle est quand même demeurée en poste pendant une période appréciable sans qu’on lui indique, à quelque moment que ce soit, que son emploi pouvait devenir précaire. C’est lorsqu’elle a exprimé sa transsexualité que la situation semble avoir changé. Gauthier affirme ne pas se souvenir que Cossette lui ait parlé de sa transsexualité lors de sa rencontre du 18 octobre, mais il n’est pas crédible. Que, quelques jours après cette rencontre, il ait pris la décision de l’écarter tant de son emploi que d’une possible promotion à un poste à temps plein crée une combinaison d’événements qui font que la thèse soutenue par Cossette est non seulement plausible, mais probable. Cela suffit pour conclure que Cossette s’est acquittée de son fardeau de prouver que son congédiement résulte de sa décision de changer de genre.
La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse évalue à 1 000 $ les dommages matériels subis par Cossette. Il s’agit de la perte de salaire des mois de novembre et décembre 2018. Cette évaluation semble réaliste. En effet, dans un contexte où il y avait déjà à cette époque une pénurie de main-d’oeuvre et que nous étions à la veille de la période du temps des fêtes, tout porte à croire que Cossette aurait pu se trouver un nouvel emploi à temps partiel plus rapidement que ce qu’elle a fait.
Quant aux dommages moraux, nous les fixons à 3 500 $. On peut concevoir que se faire traiter de la sorte, alors qu’il est déjà difficile d’affirmer son identité de genre, ne peut faire autrement que de laisser des traces. D’ailleurs, Cossette a demandé à son nouvel employeur de ne pas révéler sa transsexualité par peur des conséquences. Cela étant, l’impression qui se dégage de son témoignage est que cet événement est derrière elle, qu’elle a une vie professionnelle satisfaisante et qu’elle continue à avancer.
La situation donne aussi ouverture à l’octroi de dommages-intérêts punitifs. Il faut en effet sanctionner de tels comportements et les dissuader. Vu la petite taille de l’entreprise, un montant de 500 $ est accordé à ce titre.
Le codéfendeur Gauthier est la personne qui a pris la décision de mettre fin à l’emploi de Cossette pour un motif discriminatoire. Ce faisant, il engageait non seulement la responsabilité de l’entreprise qu’il représente, mais également la sienne. C’est pourquoi il sera condamné avec la défenderesse au paiement des montants octroyés à Cossette.