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La décision des autorités carcérales de maintenir une femme transgenre dans un centre carcéral pour hommes est raisonnable.

Résumé de décision : Boulachanis c. Thibodeau, C.S., 10 février 2020
La décision des autorités carcérales de maintenir une femme transgenre dans un centre carcéral pour hommes est raisonnable.

Ayant été jugée coupable de meurtre au premier degré, la requérante purge une peine d'emprisonnement à perpétuité au centre carcéral fédéral pour hommes de Port-Cartier. La requérante, une femme transgenre, se plaint que son incarcération dans ce centre carcéral pour hommes porte atteinte à certains de ses droits fondamentaux. Par sa requête en habeas corpus avec certiorari auxiliaire, elle reproche aux autorités carcérales de lui imposer un traitement cruel et inusité et de porter atteinte à sa vie, à sa sécurité, à sa liberté résiduelle ainsi qu'aux principes de justice fondamentale. En guise de réparation, elle demande à la Cour de constater ces atteintes et d'ordonner tout autre remède approprié. Les autorités carcérales répondent que la décision de maintenir la requérante dans cet établissement est justifiée.

L'habeas corpus est un recours qui permet à une personne détenue de s'adresser à la Cour supérieure pour faire contrôler la légalité de sa détention et pour obtenir, en cas d'illégalité, une libération. Ce recours comporte deux étapes procédurales. À la première étape, la requérante doit établir une cause raisonnable d'action en démontrant qu'elle a été privée de sa liberté résiduelle et en soulevant un doute valable quant à la légalité de cette privation de liberté. Si la requérante réussit, il incombe ensuite aux autorités carcérales, à la deuxième étape, de démontrer la légalité de cette privation de liberté.

Le seuil que la requérante doit franchir à la première étape n'est pas élevé. Avant de déterminer si ce seuil est franchi, il convient d'analyser les arguments des autorités carcérales. D'abord, l'argument selon lequel les remèdes recherchés ne relèvent pas de l'habeas corpus est bien fondé en partie. En effet, au regard de certaines allégations, le remède serait de nature déclaratoire. Or, une demande en habeas corpus n'est pas de la nature d'un jugement déclaratoire. Elle vise plutôt à redresser une situation existante de détention illégale. Cela dit, l'argument, quoique bien fondé en partie, ne peut justifier le rejet de la demande dans son entièreté. Effectivement, au regard de certaines allégations, le transfert dans un établissement pour femmes pourrait redresser la situation illégale si celle-ci était reconnue.

L'argument relatif au caractère vague et imprécis des allégations doit être rejeté. S'il est vrai que la requérante aurait pu être plus précise dans sa requête, les autorités carcérales ne se sont apparemment pas prévalues de l'offre de celle-ci de transmettre ses plaintes et autres récriminations. Les autorités carcérales n'ont pas demandé, non plus, de suspendre l'audience à la suite du témoignage de la requérante, et elles ont eu l'occasion de la contre-interroger. De plus, la preuve a fait ressortir que la requérante a déposé des plaintes pour la plupart des évènements qui étaient à la connaissance des autorités carcérales. Certains de ces évènements sont d'ailleurs documentés dans des pièces des autorités carcérales. Prises dans leur ensemble, les allégations ne sont pas suffisamment vagues ou imprécises pour rejeter l'habeas corpus sur ce fondement. Si chacun des incidents n'a pas été détaillé dans la requête, les autorités carcérales n'ont pas été prises par surprise.

Les autorités carcérales plaident également que le recours en habeas corpus n'est pas adapté à une analyse suivant la Charte canadienne. L'habeas corpus est un remède urgent, alors que les procédures relatives à la Charte canadienne demandent une preuve particulière. Cet argument doit être écarté. Il est contraire à l'esprit du recours en habeas corpus. C'est justement dans une situation de privation de liberté qui serait cruelle et inusitée qu'un détenu aurait besoin de pouvoir recourir au remède le plus urgent.

Enfin, les autorités carcérales plaident que la requérante ne démontre pas l'une des circonstances qui sont décrites dans l'arrêt Dumas et dans lesquelles peut survenir une privation de liberté résiduelle. La liste des circonstances que la Cour suprême énonce dans cet arrêt n'est pas exhaustive. Qui plus est, la nature même de l'habeas corpus s'oppose à une lecture restrictive de cet arrêt qui conduirait au rejet de toute situation nouvelle qui n'a pas été envisagée dans le milieu des années 80. Le cas des personnes transgenres en est un bon exemple. La seule véritable question qui se pose ici est de déterminer si la requérante fait voir a priori qu'elle est privée illégalement de sa liberté résiduelle, sans qu'il soit nécessaire de faire rentrer le recours dans une case. Qui plus est, il est possible de faire un rapprochement avec la « modification importante des conditions d'incarcération qui équivaut à une nouvelle privation de liberté ». C'est ainsi que le changement de sexe d'un détenu pourrait entraîner une modification importante de ses conditions d'incarcération.

Les allégations de la requérante sont nombreuses et de nature très différente. Il convient donc de faire une analyse en regroupant les allégations en sous-groupes. La requérante invoque des incidents pour lesquels elle ne fait pas de lien, même indirect, avec une privation de sa liberté résiduelle. Entre autres, elle invoque un manque d'accès aux soins médicaux nécessaires pour continuer sa transition, à des spécialistes en dysphorie du genre, ou à certains programmes. Certaines de ces allégations sont sérieuses et si elles sont avérées, elles pourraient constituer des atteintes aux droits de la requérante et une violation des obligations des services correctionnels. Toutefois, elles ne peuvent être résolues par le véhicule procédural de l'habeas corpus. Cependant, et en gardant en tête que l'habeas corpus ne doit pas être un recours étroit et formaliste, il importe de se pencher sur deux types d'isolement de la requérante qui peuvent entraîner une perte de liberté résiduelle.

La requérante fait état de harcèlement et de gestes à caractère sexuel et allègue être obligée de s'isoler pour assurer sa sécurité. La jurisprudence reconnaît qu'un isolement volontaire ne peut ouvrir le recours de l'habeas corpus. Cependant, un isolement rendu nécessaire pour assurer au détenu son intégrité physique et mentale peut difficilement être qualifié de volontaire. Il est raisonnablement concevable qu'une femme, seule détenue dans une prison pour hommes, qui a déjà subi dans cette prison des attouchements sexuels et un harcèlement constant, ne trouve d'autres solutions que de s'isoler pour assurer son intégrité physique et mentale. Cela dit, il incombe à la requérante de démontrer prima facie la réalité de l'isolement qu'elle invoque. La prison est un milieu difficile pour tous et les relations entre codétenus ne sont pas nécessairement cordiales. Néanmoins, les allégations de la requérante, qui doivent être tenues pour avérées à ce stade, dépassent ce qui est normal dans un établissement : exhibitions, menaces de viol, attouchements, commentaires de nature sexuelle, etc. Même si la situation de la requérante est de nature à laisser planer un doute quant à la réalité de l'isolement, l'existence même de ce doute et le caractère exceptionnel de la situation de la requérante nous portent à pencher dans le sens de la prudence et à reconnaître que l'isolement en question porte atteinte à une partie de la liberté résiduelle de la requérante.

La requérante soulève aussi l'isolement mental qu'elle éprouve du fait de devoir être détenue dans une rangée de soins intermédiaires où sont incarcérés les détenus qui ont des besoins modérés en santé mentale. Suivant une interprétation large, cette forme d'isolement social de la requérante peut constituer une privation de liberté résiduelle en milieu carcéral. La requérante se trouve dans une aile à laquelle elle n'appartient pas naturellement, et ce, en raison des risques pour sa sécurité du fait d'être une femme dans une prison d'hommes. Sans atteindre le niveau d'une ségrégation administrative, on pourrait reconnaître une certaine forme d'isolement social. Là encore, le doute et le caractère exceptionnel de la situation de la requérante amènent à privilégier la solution la plus prudente et reconnaître une certaine privation de liberté.

La requérante a démontré une privation partielle de sa liberté résiduelle. Elle doit également soulever un doute valable quant à la légalité de cette privation de liberté. Le seuil pour ce deuxième volet de la première étape est particulièrement bas : l'affaire doit être entendue dès lors que le détenu avance quelque fondement permettant de conclure à l'illégalité de la détention. Un tel fondement existe ici. En effet, suivant le Bulletin de politique provisoire 584 (le Bulletin), les délinquants transgenres sont placés dans un centre pour hommes ou pour femmes, selon leur préférence.

À la deuxième étape, il revient aux autorités carcérales de démontrer la légalité de la privation de liberté. La privation de liberté est légale si le décideur avait le pouvoir de l'ordonner, le processus décisionnel était équitable et la décision de mise en détention était raisonnable et conforme à la Charte canadienne. L'examen du caractère raisonnable de la décision appelle la déférence. Le décideur possède une expertise relative à un pénitencier. Les tribunaux ne doivent pas faire une microgestion des prisons.

La décision des autorités carcérales de refuser le transfert de la requérante vers un établissement pour femmes est raisonnable. Il s'agit d'une mise en balance équilibrée des objectifs prévus à l'art. 3 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition (la Loi). Et l'article 3.1 de la Loi prévoit que le critère prépondérant doit être la sécurité de la société. En outre, le Bulletin, dont la requérante n'a pas attaqué la constitutionnalité, prévoit lui-même une exception lorsqu'il y a des préoccupations primordiales en matière de santé ou de sécurité qui ne peuvent être résolues. Le dossier de la requérante est assez exceptionnel : son risque d'évasion et le risque qu'elle présente pour la sécurité du public sont jugés élevés. Or, il est démontré que les établissements pour femmes au Canada ne permettent pas actuellement d'accueillir des détenues avec un risque aussi élevé d'évasion. Qui plus est, la requérante nécessite une escorte à haut risque pour ses déplacements extérieurs, et les établissements pour femmes ne sont pas équipés pour offrir une telle escorte.

La décision des autorités carcérales est également conforme à la Charte canadienne. Plusieurs éléments démontrent que la décision n'a pas pour effet un traitement cruel et inhumain, même si la situation n'est pas parfaite. Face à une situation qui est loin d'être idéale, la preuve démontre que les autorités carcérales offrent néanmoins un milieu de vie sécuritaire à la requérante. Plusieurs mesures pour améliorer le quotidien de la requérante ont aussi été mises en place, et les témoins entendus ont montré un engagement sincère pour le bien-être de la requérante. Les autorités carcérales offrent d'ailleurs des accommodements à la requérante, comme l'avantage de bénéficier d'une salle informatique pour elle seule. Bref, les mesures de garde offertes à la requérante sont sécuritaires et humaines.

Pour ces motifs, la requête est rejetée.

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