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Cas d’accusations multiples fondées sur les mêmes faits

Par Mazen Raad, docteur en droit privé, professeur de droit
Cas d’accusations multiples fondées sur les mêmes faits

Depuis les arrêts Kienapple1 et Prince2 de la Cour suprême du Canada, la jurisprudence rappelle constamment que, compte tenu de la règle prétorienne prohibant les déclarations de culpabilité multiples pour des faits identiques, les juges doivent seulement se contenter de l’infraction la plus grave, à charge toutefois pour eux de relever l’existence d’un lien factuel suffisamment étroit entre les faits, objet de la poursuite. Or le véritable enjeu du jugement du 15 mai 2018 de la Cour de justice de l’Ontario était de savoir quelle infraction serait insusceptible de poursuite.

  • R. v. Robinson, 2018 ONCJ 322

Un rappel des circonstances ayant donné lieu au présent jugement semble particulièrement opportun. Avisés par un renseignement anonyme corroboré par diverses indications de l’existence d’une activité de trafic de stupéfiants au domicile d’un individu, des policiers y ont pénétré, accompagnés d’un chien spécialisé dans la détection de stupéfiants. Les perquisitions conduisent à la découverte d’une balance, de téléphones cellulaires et de 118,8 grammes de crack, ainsi que d’un sac en plastique contenant une substance stupéfiante de couleur marron. Précisons d’emblée que les chefs d’accusation faisant l’objet du jugement rapporté ne visent que cette dernière substance. Les policiers l’identifient sur-le-champ comme étant une substance de 57,4 grammes d’héroïne. Quelque temps plus tard, cette description est confirmée par des éléments de réponses ressortant de l’interrogatoire de l’inculpé. Ce n’est qu’à la réception des analyses toxicologiques médico-légales que les policiers y constatent la présence d’un mélange d’héroïne, de fentanyl et de méthamphétamine. Fort de ce constat, le ministère public a décidé de poursuivre l’accusé pour « possession et trafic d’héroïne » et « possession et trafic de fentanyl » sur le fondement de l’article 5 (2) de la Loi réglementant certaines drogues et autres substances. Toutefois, il a estimé qu’il y a lieu à déclaration de culpabilité contre l’accusé à l’égard du seul chef de possession et de trafic de fentanyl, au motif que celui-ci vise « l’infraction la plus grave » au sens de l’arrêt du 15 juin 2005 de la Cour d’appel de l’Ontario3. Nullement, lui répond la Cour qui, dans une motivation précise, bat en brèche l’un et l’autre de ces moyens.

1. Le ministère public s’est appuyé sur le fait que l’accusé a été arrêté en possession d’héroïne et a reconnu avoir détenu cette substance, en parfaite connaissance de cause, en vue de la mise en vente. L’argument pivot de la Couronne est simple : bien que reconnaissant exclusivement la possession d’héroïne, l’accusé ne pouvait ignorer le contenu exact de la substance qu’il possédait. Partant, le juge devrait exiger non pas la caractérisation d’un fait constitutif, mais seulement d’un élément constitutif. Certes, sur le plan matériel, la constitution de l’infraction ne posait pas de difficulté. Aucune objection valable ne pouvait a priori être élevée, dès lors qu’il était question d’une possession d’une substance figurant à l’annexe I, ce qui entre dans les prévisions de l’article 5 (2) de la Loi. Sur le plan intentionnel, en revanche, la constitution de l’infraction faisait défaut. À cet égard, la position du juge paraissait tranchée, celui-ci aspirant à empêcher qu’un individu soit reconnu coupable des faits, alors même que sa culpabilité n’a pas été préalablement établie. De jurisprudence constante, en effet, la Cour suprême du Canada juge que la culpabilité n’est admise que dans la limite du respect du principe de proportionnalité4. À ce titre, concède le juge, la preuve de culpabilité devant être démontrée « hors de tout doute raisonnable », doit l’être « à partir et dans les limites des faits, objet de la poursuite ». Autrement dit, l’infraction devant être retenue est celle qui appréhende le plus largement les faits reprochés.

Or, dans notre occurrence, le juge reprend à l’appui de son raisonnement l’insuffisance d’éléments factuels. Il relève qu’au regard de la preuve, la quantité de fentanyl détectée était tellement faible qu’elle représentait « une goutte d’eau dans la mer ». Il est donc vraisemblable que l’intéressé n’a pas pleinement pris conscience que la substance d’héroïne pouvait contenir du fentanyl. Deux éléments viennent étayer ce constat : l’impossibilité, pour ce qui en a la charge, c’est-à-dire le poursuivant, d’apporter la preuve contraire et l’absence de toute mention de fentanyl dans les déclarations de l’accusé à la police. Le juge souligne opportunément qu’en vendant une substance d’héroïne mélangée avec du fentanyl dont il ignorait l’existence, l’accusé ne s’est pas livré à un comportement volontaire, de sorte qu’il est impossible de retenir contre lui un fait accompli inconsciemment ou en méconnaissance de cause. Ces considérations étant faites, le juge observe, au surplus, que le ministère public n’était pas à même de démontrer que le fentanyl détecté ajoutait à l’usage d’héroïne un risque additionnel et significatif de préjudice ni que l’accusé savait qu’en vendant une substance composée d’un tel mélange, il exposait autrui à un risque plus élevé que celui encouru par une prise d’héroïne. Ce détail avait toute son importance, puisqu’il constituait le point d’achoppement du poursuivant en l’espèce. Si les faits entraient a priori dans la matérialité des faits du texte d’incrimination fondant les poursuites, ils ne conduisaient pas ipso facto à la caractérisation de l’élément moral de l’infraction contestée. C’est cette absence de caractérisation suffisante de l’élément intentionnel qui a été mise en avant5.

Logiquement, le juge en conclut que l’accusé a eu pour seul objectif de se procurer de l’héroïne en vue de la vente. Dès lors, seule l’infraction de possession et de trafic d’héroïne doit être retenue aux fins de l’instruction de l’entier dossier de la procédure. Rien de bien plus justifié, au demeurant, dans la mesure où l’intention criminelle s’apprécie au regard non pas de l’aveu de culpabilité de l’accusé, mais des mobiles l’animant et du but qu’il poursuit, autrement dit de l’ensemble des constatations factuelles. D’ailleurs, sans vouloir multiplier les exemples à outrance, on peut en citer un qui illustre aussi ces propos. Il s’agit de l’individu qui nie en bloc l’ensemble des faits reprochés lors d’une première comparution. Ses déclarations n’emportent pas nécessairement son innocence, puisqu’elles laissent subsister les charges de l’accusation pesant contre lui. Par conséquent, le juge ne peut prendre acte des dépositions volontairement floues de cet individu sans en tirer les conclusions qui s’imposent sur le plan factuel. C’est à cette même logique qu’obéit le présent jugement commenté. L’on relèvera, pour finir, que la solution du juge n’était pas assise ex nihilo. Elle fait en effet écho à un jugement du 18 octobre 2017, R. v. Lemieux6, aux termes duquel la Cour de justice de l’Ontario, pour mettre en exergue l’absence de preuve de l’élément intentionnel, a souligné que même en consommant une substance composée d’un mélange d’héroïne et de fentanyl, l’accusé n’aurait pas pu y détecter la présence de fentanyl. Le fait que la substance stupéfiante ait été composée d’un tel mélange n’est donc pas de nature à infirmer cette interprétation.

2. Un bref développement doit être accordé, en dernier lieu, au second moyen du ministère public qui, sans susciter de réponses particulièrement novatrices de la part de la Cour de justice de l’Ontario, illustre des difficultés d’appréhension de la notion d’infraction la plus grave en matière d’accusations multiples, du moins au sens de l’arrêt Kienapple. En effet, le poursuivant soutenait, en vain, que l’échelle des peines fixées aux infractions de possession et de trafic de fentanyl se situe bien en haut de celle des sanctions applicables aux infractions de possession et de trafic d’héroïne. Or s’il faisait état de cette différence, il n’en justifiait toutefois pas. Pour autant, la rédaction de l’article 5(2) de la Loi, sur lequel s’appuie le rejet de l’argument susvisé, n’est pas brumeuse. Celui-ci érige en infraction le fait d’avoir en sa possession, en vue d’en faire le trafic, toute substance inscrite à l’annexe I et punit ce comportement de la perpétuité et d’un à deux ans de peine d’emprisonnement minimale dans les cas expressément prévus par les alinéas (3) a) (i) et ii). Il en résulte, d’une part, que le législateur, par l’usage de l’adjectif indéfini « toute », a voulu mettre sur le même plan toutes les substances inscrites à l’annexe I ainsi qu’en témoigne, à juste titre, l’arrêt Lloyd7 du 13 janvier 2016 de la Cour suprême du Canada ; d’autre part, qu’en y définissant les éléments constitutifs de toutes infractions de possession et de trafic de substances inscrites à l’annexe I, réserve faite cependant de la preuve de chacune d’elles, il n’a pas entendu sanctionner distinctement ces infractions8. Par conséquent, les peines leur étant applicables ne peuvent être regardées comme de nature différente en application de corps de règles distincts. Il est donc curieux que le ministère public ait opté pour une lecture isolée et non combinée de l’article 5(2) et de l’annexe I de la Loi. Enfin, un autre argument aurait pu également être avancé au soutien de la solution : celui de l’identité des valeurs sociales protégées. Force est en effet de constater que les répressions des deux infractions tendent au même but et poursuivent une seule et même finalité de protection de la santé humaine. Elles protègent, en conséquence, les mêmes intérêts sociaux. Or, à cet égard, le ministère public reste évasif, tout comme d’ailleurs le juge qui, assez curieusement, n’en dit pas même un mot !

En conclusion, les moyens du poursuivant n’avaient en réalité aucune chance de succès. L’interprétation que le juge fait de l’article 5(2) de la Loi est difficilement contestable, puisqu’il l’applique de manière restrictive en fonction des éléments factuels. La finalité pragmatique de la solution doit être davantage saluée, car l’application d’une peine à une infraction qui n’aurait pas été constituée faute d’élément intentionnel soulèverait des difficultés au regard de la proportionnalité que doit respecter la Cour entre le quantum de la peine encourue et la culpabilité de l’intéressé. C’est, donc, à bon droit que le juge a ordonné l’arrêt des poursuites à l’égard du chef d’accusation qui visait la possession et le trafic de fentanyl.


1 Kienapple c. R., [1975] 1 R.C.S. 729.
2 R. v. Prince, 1986 S.C.J. no63.
3 R. v. K. (R.), 2005 CanLII 21092 au para 28 (C.A. Ont.).
4 R. v. Nasogaluak, [2010] 1 R.C.S. 206 au para 42.
5 R. c. Coull (1986), 33 C.C.C. (3d) 186 (C.A.C.-B.).
6 R. v. Lemieux, 2017 ONCJ 698.
7 R. v. Lloyd, [2016] 1 R.C.S. 165 au para 74.
8 R. v. Loor, 2017 ONCA 696 aux paras 49-50 (C.A. Ont.).

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Docteur en droit privé et titulaire d’une maîtrise en droit des affaires, membre du Comité de lecture de la Revue québécoise de droit international et auteur de plusieurs chroniques de jurisprudence, M. Raad est actuellement professeur de droit à la Cité collégiale d’Ottawa où il enseigne aux étudiants de baccalauréat le droit criminel et la procédure criminelle. Auparavant, il a enseigné un cours de droit privé à la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa. M. Raad a également travaillé à la Cour supérieure du Québec et à la Cour fédérale du Canada.