I. Introduction
L’Assemblée nationale peut-elle modifier le droit substantif afin de rendre une loi rétroactive, alléger le fardeau de la preuve qui incombe au demandeur, et modifier les tenants et aboutissants de la prescription, et ce, malgré l’article 23 de la Charte des droits et libertés de la personne ? Oui, selon l’arrêt Imperial Tobacco Canada Ltd. c. Québec (Procureure générale)2. La suprématie parlementaire permet au législateur de modifier la loi comme il l’entend dans la mesure où ces modifications ne contreviennent pas au droit du défendeur à un procès « équitable ».
II. Les faits
En juin 2009, la Loi sur le recouvrement du coût des soins de santé et de dommages-intérêts liés au tabac3 entre en vigueur (la « Loi »).
Comme l’énonce la Cour d’appel, la Loi « établit des règles particulières pour faciliter le recouvrement, par le gouvernement du Québec, du coût des soins de santé liés au tabac et attribuables à la faute d’un ou plusieurs fabricants de produits de tabac »4.
Plus particulièrement, la Loi « modifie certaines règles du régime de la responsabilité civile en matière de preuve et de prescription et prévoit deux moyens de prendre action en justice, sur une base collective ou individuelle »5. Entre autres, la Loi modifie rétroactivement le fardeau de preuve du gouvernement et des autres personnes qui en bénéficient, « même pour les instances en cours »6, et atténue la nécessité de prouver un lien de causalité direct entre la faute et les dommages allégués.
En 2012, invoquant cette Loi novatrice, le gouvernement du Québec poursuit trois cigarettiers pour approximativement 60 milliards de dollars. Cette somme représenterait la valeur des soins de santé prodigués aux Québécois qui ont dû se faire traiter pour des problèmes de santé reliés à la consommation de tabac.
Il n’est pas clair si cette réclamation tient compte des milliards de dollars versés par les consommateurs aux gouvernements fédéral et provincial lors de l’achat, pourtant parfaitement légal, de produits de tabac.
Pour leur part, les défenderesses déposent une requête pour faire déclarer la Loi ultra vires car contraire à l’article 23 de la Charte, lequel édicte que « [t]oute personne a droit, en pleine égalité, à une audition publique et impartiale de sa cause par un tribunal indépendant et qui ne soit pas préjugé, qu’il s’agisse de la détermination de ses droits et obligations ou du bien-fondé de toute accusation portée contre elle ».
III. La décision de première instance (l’honorable Robert Mongeon)
Dans une décision rendue le 5 mars 2014, le juge de première instance rejette la requête en jugement déclaratoire7.
Se penchant principalement sur le raisonnement de la Cour suprême du Canada dans l’arrêt C.-B. c. Imperial Tobacco Ltée.8, lequel avait confirmé le caractère constitutionnel d’une loi similaire adoptée par la Colombie-Britannique, le juge de première instance est d’avis que la Loi n’enlève pas aux tribunaux leur libre arbitre.
Bien que la Cour suprême ne se soit pas prononcée spécifiquement sur l’article 23 de la Charte, son analyse est néanmoins tout aussi pertinente. Bref, le juge de première instance rappelle « qu’il n’appartient pas aux tribunaux de remettre en question les choix du législateur ou d’appliquer seulement le droit qu’ils approuvent »9. Il conclut également que des modifications aux règles de preuve et de procédure ne constituent pas nécessairement une atteinte à l’indépendance des tribunaux.
De plus, bien que l’article 23 de la Charte enchâsse une garantie d’équité, cette garantie vise les droits procéduraux et non les droits substantifs. Pour cette raison, le juge de première instance refuse de reconnaître que cette disposition « offre une protection qui irait à l’encontre d’une nouvelle loi ou d’un changement législatif et qui pourrait changer le droit existant ou qui risquerait de paralyser le système judiciaire »10.
IV. L’arrêt de la Cour d’appel (les honorables Vézina, Savard et Marcotte)
Sous la plume du juge Marcotte, la Cour d’appel donne raison au juge de première instance.
Dans un premier temps, la Cour d’appel observe que malgré son libellé, ses sources internationales et l’esprit large et libéral qui devrait s’y appliquer, l’article 23 de la Charte n’offre qu’une protection de nature procédurale. Selon elle, cette disposition « codifie les principes de justice naturelle habituellement reconnus en droit judiciaire et en droit administratif, à savoir le droit en pleine égalité à une audition publique par une autorité indépendante et impartiale »11.
Dans un second temps, la Cour d’appel n’est pas d’avis que l’effet pratique de la Loi serait de « régler de façon définitive et de manière rétroactive le fond d’un litige en cours [qui oppose les compagnies défenderesses] au gouvernement »12. L’effet serait plutôt d’alléger (voire de renverser) le fardeau de prouver les dommages et la causalité allégués, entre autres.
Enfin, la Cour d’appel souligne qu’il n’existe aucune jurisprudence qu’une loi qui créerait un fardeau de preuve accablante « qui a pour but de donner un avantage à une des parties [soit] contraire à la notion d’égalité des moyens ». Même les autorités européennes ne suggèrent « pas que le législateur soit empêché de modifier les règles générales de preuve, procédure et prescription afin d’aménager un recours spécifique comme c’est le cas en l’espèce »13.
Toutefois, dans un obiter dictum la Cour ajoute ceci :
[67] Les appelantes trouvent choquant que le fardeau de preuve du gouvernement et des autres bénéficiaires se retrouve modifié rétroactivement par la Loi, même pour les instances en cours. Elles trouvent également inacceptable que la Loi permette aux demandeurs de prouver la causalité sur le seul fondement de renseignements statistiques ou d’études épidémiologiques, sociologiques ou autres.
[68] À mon avis, elles n’ont pas complètement tort. De fait, la Loi est particulièrement sévère à leur endroit et elle allège considérablement le fardeau de preuve du gouvernement et des autres bénéficiaires de la Loi. Le législateur a choisi de cibler l’industrie des produits du tabac et de prendre des moyens que l’on peut qualifier de « costauds » à son endroit en matière de responsabilité civile. Malgré ce constat, il demeure établi qu’il n’est pas du rôle de cette Cour de remettre en question les choix que fait le législateur ni l’opportunité d’une loi. [...]
Ainsi, même en tenant compte des modifications des règles traditionnelles de la responsabilité civile, le renversement du fardeau de la preuve et la création d’un mécanisme de présomption prévu par la Loi, la Cour d’appel dit ne pouvoir conclure pour autant que celle-ci ne contrevient à l’article 23 de Charte, ni encore qu’elle n’empêche les défenderesses « de présenter une défense pleine et entière »14.
V. Commentaire de l’auteur
La suprématie parlementaire est un concept qui est ancré dans la tradition constitutionnelle britannique. Selon cette tradition, le parlement, qui incarne la volonté du peuple, est libre de faire ou de défaire toute loi, peu importe la rigueur, la générosité, les excès ou le caractère discriminatoire de celle-ci. Comme l’explique l’auteur A. V. Dicey dans son texte classique, Introduction to the Study of the Law of the Constitution :
Parliament means, in the mouth of a lawyer (though the word has often a different sense in conversation) The King, the House of Lords, and the House of Commons: these three bodies acting together may be aptly described as the "King in Parliament", and constitute Parliament. The principle of Parliamentary sovereignty means neither more nor less than this, namely that Parliament thus defined has, under the English constitution, the right to make or unmake any law whatever: and, further, that no person or body is recognised by the law of England as having a right to override or set aside the legislation of Parliament.15 (Nos soulignements)
Dura lex, sed lex.
Cependant, avec l’adoption du « Bill of Rights » aux États-Unis, de la Charte universelle des droits de l’homme, de la Charte québécoise et de la Charte canadienne des droits et libertés, le concept de la suprématie parlementaire s’est graduellement atténué. Afin de mieux protéger les minorités et de combattre la tyrannie de la majorité, dont écrit éloquemment Tocqueville16, les États et organisations internationales ont décidé d’enchâsser des droits et libertés à caractère fondamental, dont le droit à un procès équitable.
Mais qu’est-ce qu’un procès équitable ? Bien qu’on puisse croire que cette notion implique un certain équilibre entre les droits et moyens des deux parties (« a level playing field »), cela ne semblerait pas être le cas. Selon la Cour d’appel, l’équité procédurale n’exigerait que « le droit à une audition publique par une autorité indépendante et impartiale », alors même que le législateur a choisi de cibler la partie défenderesse «et de prendre des moyens que l’on peut qualifier de « costauds » à son endroit en matière de responsabilité civile ». Or, si le législateur peut agir ainsi contre les grandes compagnies de tabac, pourrait-il employer une tactique similaire contre les petites et moyennes entreprises, les organismes à but non lucratif ou le citoyen isolé ? La suprématie parlementaire serait-elle conçue différemment dans de telles circonstances ? Voilà des questions qui devraient alimenter la pensée des disciples de Dicey, tout comme ceux de Tocqueville.
1 Par le passé, l’auteur a représenté une des compagnies appelantes dans le cadre d’un autre litige.
2 2015 QCCA 1554.
3 RLRQ, c. R-2.2.0.0.1.
4 Ibid au par. 5.
5 Ibid.
6 Ibid au par. 67.
7 Imperial Tobacco Canada Ltd. c. Québec (Procureur général), 2014 QCCS 842.
8 [2005] 2 R.C.S. 473.
9 Supra, note 2 au par. 14.
10 Ibid au par. 24.
11 Ibid au par. 50.
12 Ibid au par. 59.
13 Ibid au par. 62.
14 Ibid au par. 69.
15 Indiannapolis, Liberty Classics, 1982 aux p. 3, 4.
16 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, t. 1, Paris, Flammarion, 1981 à la p. 230.