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Le recours exercé par un travailleur contre un mandataire de son employeur pour des dommages causés à la suite d’une agression qui a été reconnue comme étant une lésion professionnelle n’est pas abusif

Résumé de décision : Mongrain c. Girard, EYB 2015-248593 (C.S., 23 février 2015)
Blogue juridique

Le demandeur réclame au défendeur des dommages-intérêts de plus de 200 000 $. Il allègue qu'il travaillait pour une compagnie qui exploitait un dépanneur et que, à l'occasion d'une fête organisée par cette compagnie au bénéfice des employés et des clients du commerce, il a été agressé par le défendeur, un administrateur de la compagnie. Le défendeur présente une requête fondée sur les articles 54.1 et suivants C.p.c. Il plaide que le demandeur a été indemnisé pour son préjudice par la CSST, qui a reconnu que l'agression avait donné lieu à une lésion professionnelle au sens de la Loi sur les accidents du travail et les maladies professionnelles (LATMP). Or, l'article 438 de cette loi prévoit que le travailleur victime d'une lésion professionnelle ne peut intenter une action en responsabilité civile en raison de sa lésion. Par ailleurs, l'article 442 prévoit qu'un bénéficiaire, une personne qui a droit à une prestation en vertu de la LATMP selon la définition à l'article 2, ne peut intenter une action en responsabilité civile en raison de sa lésion professionnelle contre un mandataire d'un employeur assujetti à la loi pour une faute commise dans l'exercice de ses fonctions. Selon le défendeur, ces dispositions ont pour effet de priver le demandeur de son droit d'intenter une action en dommages-intérêts contre lui. Il ajoute que la question n'est pas controversée, n'ayant même jamais fait l'objet d'un jugement des tribunaux au Québec. Pour lui, la requête du demandeur est en conséquence bel et bien abusive. Outre le rejet de cette requête, il réclame le remboursement des honoraires extrajudiciaires qu'il a engagés jusqu'à maintenant.

Le demandeur répond qu'il y a une distinction à faire entre l'article 438, qui prive le travailleur victime d'un accident de travail de tous recours contre son employeur, que l'accident survienne dans l'exercice par le travailleur de ses fonctions ou seulement à l'occasion de celles-ci, et l'article 442, qui n'exclut les recours que pour une faute commise par un autre travailleur ou un mandataire de l'employeur dans l'exercice de leurs fonctions. Le tribunal considère que cette distinction que suggère le demandeur entre un recours dont un travailleur est privé contre son employeur par rapport à celui contre un cotravailleur ou un mandataire de l'employeur est bien réelle. Dans le premier cas, est exclue, en vertu de l'article 438, toute action en responsabilité civile contre l'employeur en raison d'une lésion professionnelle définie comme une blessure ou une maladie qui survient par le fait ou à l'occasion du travail. Quant à l'exclusion de l'action en responsabilité civile contre un travailleur ou un mandataire d'un employeur assujetti à la LATMP, en raison de la lésion professionnelle prévue par l'article 442, elle ne vise qu'une faute commise dans l'exercice de leurs fonctions. Ainsi, en application d'une règle d'interprétation élémentaire, il appert que la personne qui a été indemnisée par la CSST pour une lésion reconnue comme étant une lésion professionnelle au sens de la LATMP peut, malgré tout, poursuivre un cotravailleur ou un mandataire, dans la mesure où la faute du cotravailleur ou du mandataire n'aurait pas été commise dans l'exercice de leurs fonctions. Or, en l'espèce, les gestes que le demandeur reproche au défendeur pourraient ne pas avoir été posés dans l'exercice par le défendeur de ses fonctions, puisque l'agression, selon ce qui est allégué dans la requête introductive d'instance, a eu lieu en dehors des heures de travail et en dehors des lieux du travail. De fait, ici, la question n'est pas de savoir si le demandeur était dans l'exercice de ses fonctions lors de la fête ou si sa participation s'est faite à l'occasion de ses fonctions; dans l'une ou l'autre éventualité, il est couvert par le régime d'indemnisation de la LATMP (et il ne peut intenter une action contre son employeur). Il s'agit plutôt de savoir si la participation du défendeur à la fête se situe ou non dans l'exercice de ses fonctions d'administrateur de la compagnie. Si oui, il bénéficie de l'immunité de poursuite prévue par l'article 442 LATMP. Sinon, il est redevable des dommages causés par sa faute, moins la partie des dommages couverts par l'indemnisation de la CSST. Il est toutefois impossible au présent stade de répondre à cette question. Il s'ensuit qu'il est impossible de rejeter dès maintenant le recours du demandeur en se basant sur le fait que ce recours est abusif. Le défendeur plaide que la distinction suggérée ici par le demandeur n'a pas été acceptée par la Cour suprême dans l'arrêt Béliveau St-Jacques. Les faits de cette affaire se distinguaient cependant des présents faits en ce que, dans Béliveau, la requête en irrecevabilité avait été présentée uniquement par les deux coemployeurs, la CSN et la FEESP. La Cour suprême n'avait donc pas, dans Béliveau, à évaluer la recevabilité de la poursuite contre le cotravailleur auteur du harcèlement à l'origine de la réclamation. Les commentaires de ses juges à cet égard ne constituent donc que des obiter dicta. D'ailleurs, nulle part dans l'arrêt ne retrouve-t-on une analyse comparative des articles 438 et 442 comme celle que le tribunal a faite ici.

Dans les circonstances, le tribunal en arrive à la conclusion ferme que la LATMP pourrait ne pas avoir privé le demandeur de son recours contre le défendeur par suite des gestes posés par ce dernier, selon ce qui est allégué dans la requête introductive d'instance, si tant est que le défendeur n'ait pas été dans l'exercice de ses fonctions d'administrateur lors des événements. Ce sera au juge du procès de le déterminer. La requête du défendeur est en conséquence rejetée.

Puisque la question est tout à fait inusitée et que la requête du défendeur était loin d'être futile (on pourrait même dire qu'elle s'imposait, dans les circonstances), les dépens sur cette requête ne seront pas accordés au demandeur, mais suivront plutôt le sort de la cause.


Ce résumé est également publié dans La référence, le service de recherche juridique en ligne des Éditions Yvon Blais. Si vous êtes abonné à La référence, ouvrez une session pour accéder à cette décision et sa valeur ajoutée, incluant notamment des liens vers les références citées et citant.

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