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Le non-respect de la règle de la proportionnalité peut, en soi, constituer un abus de la procédure

Résumé de décision : Charland c. Lessard, EYB 2015-246657 (C.A., 12 janvier 2015)
Le non-respect de la règle de la proportionnalité peut, en soi, constituer un abus de la procédure

L'appelante se pourvoit contre un jugement rejetant sa requête en oppression et son action dérivée, ordonne à la société Le Baluchon 2011 d'émettre 1200 actions ordinaires à l'appelante en échange de la somme consignée de 19 200 $ et accueille en partie la demande reconventionnelle des intimés et condamne l'appelante à verser premièrement des dommages de 63 084,72 $ à titre de remboursement partiel des honoraires extrajudiciaires assumés par les intimés et, deuxièmement, de payer 2 000 $ à titre de dommages moraux à quatre d'entre eux. L'appel est rejeté.

À titre préliminaire, notons que depuis 2012, l'appelante est actionnaire minoritaire de la société Concept Éco-Plein-Air Le Baluchon inc. « Baluchon 2012 », laquelle société regroupe quatre des cinq sociétés mises en cause. Il s'agit des sociétés Concept Éco-Plein-Air Le Baluchon inc. « Baluchon 1991 », 9095-6822 Québec inc. « Speq III », 9061-7838 Québec inc. « Gestion I » et 9146-6227 Québec inc. « Gestion II » (ci-après collectivement désignées « Groupe Baluchon »). La fusion des sociétés du Groupe Baluchon a été approuvée par la Cour supérieure en avril 2012 conformément aux articles 414 et suivants de la Loi sur les sociétés par actions (la LSA). Quant à l'autre société désignée à titre de mise en cause, soit 9009-6371 Québec inc. « Speq II », elle a été fusionnée à Baluchon 1991 en 2004, bien avant l'introduction du recours de l'appelante. Bien que ces fusions aient été effectuées avant le procès (dans le cas de Speq II, avant que le recours ne soit exercé), la procédure n'a pas été amendée pour refléter cette réalité. L'appelante a continué d'identifier les sociétés fusionnées en tant que mises en cause malgré leur inexistence. Il en est de même du jugement dont appel. Les procédures d'appel maintiennent cette anomalie, ce qui n'est pas sans générer une certaine confusion.

Par ailleurs, bien que son recours ait été introduit plusieurs années avant l'entrée en vigueur de la LSA, l'appelante soutient que cette loi, qui accorde différents recours aux détenteurs de valeurs mobilières victimes d'abus de pouvoir ou d'iniquité, s'applique à la présente affaire. Elle base sa position sur l'article 716 LSA, une disposition transitoire disposant qu'à compter du 14 février 2011, une compagnie constituée, continuée ou fusionnée en vertu de la partie IA de la Loi sur les compagnies devient régie par la LSA. La juge retient plutôt que la LSA n'a pas d'effet rétroactif et que, par conséquent, le recours en redressement pour abus prévu aux articles 450 et suivants de la LSA ne s'applique pas à un recours entrepris avant son entrée en vigueur. Elle s'en remet aux principes élaborés par les tribunaux en ce qui a trait aux recours en oppression fondés sur les articles 33 et 46 C.p.c. Ce faisant, la juge se dirige bien en droit. Il est bien établi qu'une loi ne produit pas d'effet rétroactif à moins que le législateur ne le décrète de façon expresse et non équivoque. Par ailleurs, il faut se garder de confondre les notions de « rétroactivité » et d'« application immédiate ». Une loi qui se veut d'application immédiate n'est pas, de ce seul fait, une loi rétroactive. Dans le cas particulier de la LSA, l'auteur Paul Martel exprime l'opinion que les recours en redressement pour abus prévus aux articles 450 et suivants ont un certain effet rétroactif en ce qu'ils peuvent être exercés sur la base de faits antérieurs au 14 février 2011, date de son entrée en vigueur. Il précise toutefois qu'il est impossible de modifier un recours exercé avant le 14 février 2011 en vertu de l'article 33 C.p.c. pour en faire un recours en redressement pour abus visé par l'article 450 LSA. Il reconnaît ainsi la position adoptée par notre Cour dans l'arrêt Gagnon c. Parizeau. Compte tenu de ce qui précède, la juge était fondée à conclure que le recours entrepris par l'appelante avant le 14 février 2011 doit être analysé à la lumière de la jurisprudence développée sous l'égide des articles 33 et 46 C.p.c.

Par ailleurs, l'appelante n'a pas démontré que la création des Speq I, II et III ou des Gestion I, II et III visait à soustraire le Groupe Baluchon à la Loi sur les valeurs mobilières. La création des Speq s'est faite avec l'aval et la collaboration de la Société de développement industriel du Québec (la SDI) tandis que la création des trois sociétés de gestion a été proposée par des firmes comptables dans le but de permettre aux actionnaires des Speq I, II et III de maintenir certains avantages fiscaux. Même si la création de ces sociétés a indirectement permis que le nombre d'actionnaires de Baluchon 1991 demeure inférieur à 50, rien ne permet de conclure qu'en créant ces sociétés de gestion, les dirigeants ont commis une faute ayant causé un préjudice à l'appelante. Cette dernière ne soulève aucune erreur manifeste et déterminante ni aucun moyen sérieux permettant d'attaquer la conclusion de la juge que la structure du Groupe Baluchon n'a pas été une source d'oppression.

L'élément déclencheur du recours entrepris tient au fait que l'appelante se dit convaincue que les trois principaux dirigeants de Baluchon 1991 ont manœuvré pour l'empêcher d'acquérir les actions de Claude Lessard, Yvon Levasseur, Heinly et de la famille Guimond. Sa perception est renforcée par le fait qu'avant de tenter d'acquérir les actions de ces actionnaires minoritaires, elle a ouvertement critiqué leur mauvaise gestion et démissionné de sa fonction d'administratrice en raison de ses divergences de vues. Dans son jugement, la juge retient que cette perception est fausse. Bien qu'elle conclue que l'intimé Yvon a refusé sans motif de respecter l'entente passée avec l'appelante pour la vente des actions qu'il détenait dans Baluchon 1991, la juge ne retient pas que les dirigeants ont agi délibérément pour l'empêcher d'acquérir les actions de Yvon ou encore des trois autres actionnaires, Claude, la famille Guimond et Heinly. Cette conclusion n'est entachée d'aucune erreur de fait ou de droit.

Quant à la vente des actions détenues par Claude, celui-ci est le frère des dirigeants Louis et Céline Lessard. Au début de l'année 2004, il informe ces derniers qu'il désire vendre ses 1 000 actions du Baluchon 1991. À cette époque, son frère René-Paul agit à titre de secrétaire de Baluchon 1991 en remplacement de Céline. À ce titre, il remet à Claude un modèle de lettre d'offre qu'il doit adresser à tous les actionnaires de Baluchon 1991 pour leur offrir ses actions, et ce, conformément à ce que prévoit la convention entre actionnaires. Toutefois, ce modèle déroge à la convention, le délai de réponse indiqué dans le modèle étant de 15 jours plutôt que de 45 jours comme prévu dans la convention. Dans les faits, seuls le dirigeant Louis et son épouse Patricia Brouard manifestent leur intérêt à l'intérieur du délai de 15 jours, de sorte qu'au 16e jour, Claude leur vend ses actions au prix stipulé dans la lettre d'offre. Les choses n'en restent toutefois pas là puisque, à la suite de cette vente, trois autres actionnaires, dont l'appelante, signifient à Claude leur intention de se porter acquéreurs de ses actions. Bien que leur acceptation ne soit pas signifiée à l'intérieur du délai de 15 jours, elle est transmise à l'intérieur du délai de 45 jours. Lorsque Gilles, l'un des trois actionnaires concernés, est informé que Claude a vendu ses actions sans avoir respecté le délai de 45 jours, il demande que le conseil d'administration soit saisi de la question, lequel consulte ses avocats qui lui confirment que la convention a été violée. Le conseil d'administration transmet cette opinion aux trois actionnaires ayant répondu à l'offre et les avise que le contrat de vente d'actions intervenu entre Claude, Louis et Patricia doit être considéré comme nul. À la suite de ces évènements, Louis et Patricia rétrocèdent les actions transigées à Claude. Toutefois, étant donné que ce dernier n'est pas en mesure de leur rembourser le prix de vente de 15 000 $ dont il a déjà disposé, ils lui demandent de signer une reconnaissance de dette comportant, comme terme d'échéance, le moment où il disposera de ses actions. Dans les faits, aucun des actionnaires qui avaient signifié son intention d'acquérir ces actions, dont l'appelante, ne manifeste son désir d'acquérir les actions de Claude. Malgré cela, celle-ci reproche aux dirigeants de n'avoir rien fait pour relancer le processus de vente devant permettre à Claude de vendre ses actions. Elle soutient qu'en demeurant passifs, ils voulaient éviter qu'elle puisse acquérir ces actions en tout ou en partie. Pour sa part, la juge retient que les dirigeants de Baluchon 1991 n'ont pas fait preuve de mauvaise foi ni commis aucune faute lors de ces évènements. Elle détermine que le délai de 15 jours prévu dans la lettre d'offre résulte d'une erreur commise de bonne foi par le remplaçant de Céline, secrétaire de la société, qui était en congé de maladie. Relativement aux intentions malveillantes que l'appelante prête aux dirigeants du fait qu'ils n'ont pas repris le processus de vente des actions de Claude, elle retient plutôt les explications de ce dernier lorsqu'il affirme avoir offert ses actions à l'appelante, mais que cette offre est demeurée sans réponse. En appel, l'appelante réitère les mêmes arguments sans soulever d'erreur précise et déterminante de la juge. Elle s'en tient à des généralités en mentionnant que la juge a manifestement erré en ne retenant pas que les dirigeants ont incité les actionnaires à violer les conventions entre actionnaires, qu'ils ont tenté de l'empêcher d'acquérir les actions de Claude, ou en ne prenant pas en considération l'ensemble des éléments de preuve démontrant les stratagèmes mis en place pour l'empêcher d'acquérir ces actions. Ce motif d'appel ne permet pas à cette Cour d'intervenir. Elle n'a pas à réévaluer la preuve et à substituer son appréciation à celle de la juge sur cette question qui concerne la crédibilité des témoins. La juge a retenu les explications de Claude qui affirme avoir offert, après coup, ses actions à l'appelante, mais que cette offre est demeurée sans réponse. Ce seul constat, qui démontre que l'appelante n'a qu'elle-même à blâmer, suffit à écarter les reproches formulés.

Pour ce qui est de la vente des actions détenues par Yvon, la juge donne raison à madame sur le fait qu'il y avait eu transaction et que la procédure administrative ne pouvait y faire obstacle. Par contre, elle ne décèle aucun élément de preuve lui permettant d'inférer que les dirigeants ont incité Yvon à violer l'entente conclue avec l'appelante. Elle attribue plutôt cette décision à l'intervention « musclée » de Beaudin qui a menacé d'exercer des mesures légales contre Yvon pour faire annuler la vente. En l'absence d'erreurs manifestes et déterminantes, la Cour ne saurait réévaluer l'ensemble de la preuve et substituer son appréciation à celle de la juge.

Quant à la vente des actions détenues par la famille Guimond, l'appelante n'identifie pas d'erreur manifeste et dominante, si bien qu'il n'y a pas matière à intervention quant à la conclusion de la juge que la preuve ne révèle aucun geste fautif de la part des dirigeants et que l'acquéreur des actions de la famille avait déjà manifesté son intention aux membres de la famille d'acquérir leurs actions. L'appelante alléguait que l'acquéreur, de concert avec les dirigeants, a profité du fait qu'Yvon leur avait dit qu'elle voulait acquérir les actions de la famille pour l'empêcher de les acquérir.

Le différend relatif à la vente des actions détenues par Heinly, qui a nécessité l'intervention des avocats des parties dès sa survenance, se distingue des précédents en ce qu'il touche non seulement au comportement des dirigeants, mais également à l'application du concept des attentes légitimes des actionnaires des sociétés du Groupe Baluchon, et à l'interprétation de la convention entre actionnaires de Gestion I. De fait, les questions touchant aux attentes légitimes, à l'interprétation de la convention ainsi qu'à la mise en place de la procédure de transfert d'actions emportent celles qui ont trait au comportement des dirigeants. En appel sur cette question mixte de fait et de droit, l'appelante réitère que la juge n'a pas tenu compte des attentes légitimes des actionnaires, les dirigeants leur ayant toujours représenté que tous les actionnaires des différentes sociétés du Groupe Baluchon bénéficiaient des mêmes droits, représentations qui devaient être prises en compte dans l'interprétation de la clause 5 de la convention. Elle fait également valoir que la juge a mal interprété la clause 5 de la convention, l'appelante s'en tenant toujours à l'interprétation du paragraphe a), sans égard au contenu des paragraphes b) à e). Elle maintient que les trois dirigeants, de concert avec Heinly, ont sciemment omis de respecter les termes de la convention dans le but de l'empêcher d'acquérir les actions détenues par ce dernier. Elle ajoute que la procédure de transfert d'actions que Céline a transmise aux actionnaires de Gestion I en juin 2005, laquelle se distinguait des politiques de transfert précédentes, ne visait qu'à tromper les actionnaires sur la portée réelle de la convention et à l'empêcher d'acheter les actions de Heinly. Or, la juge était fondée à conclure que le libellé de l'article 5 de la convention, lu dans son ensemble et non en se limitant à ce que renferme le paragraphe a), n'est pas clair et devait être interprété afin de connaître la commune intention des parties. Il y a lieu également de souscrire à son interprétation des paragraphes 5 a) à f) selon laquelle les actionnaires des autres sociétés, tout en ayant le droit d'être informés qu'une procédure de vente est engagée, ne peuvent se prévaloir du droit de premier refus accordé aux seuls actionnaires de Gestion I. Cela est d'autant plus vrai que les explications fournies par Céline, que la juge retient, tendent à établir que cette interprétation correspond à celle de plusieurs actionnaires qui s'en sont prévalus par le passé. Par ailleurs, il est impossible d'attribuer des intentions malveillantes aux dirigeants et à Heinly. Ainsi, même si l'interprétation que fait l'appelante de la convention avait été retenue, en tenant compte des attentes légitimes, la conclusion de cette cour relativement au comportement des dirigeants et de Heinly serait demeurée la même. Dans le cadre de la transaction Heinly, la juge ne décèle aucune manoeuvre oppressive de leur part, bien au contraire. Elle retient que leur interprétation de la convention, qui s'appuie sur des avis juridiques émis par des avocats spécialisés en droit des sociétés, n'avait rien de singulier ou, pis encore, d'abusif. L'appelante ne soulève aucune erreur manifeste et déterminante permettant de revoir cette conclusion.

La juge n'a pas erré en refusant de conclure que les modifications apportées en juin 2005 dans les procédures de transfert visaient à tromper les actionnaires et à empêcher l'appelante d'acquérir les actions de Heinly. La juge affirme qu'elle ne décèle pas dans la procédure de vente d'actions d'éléments appuyant la recherche par l'appelante d'éléments oppressifs ou abusifs. Elle retient plutôt que la procédure correspond à l'interprétation que Céline et les avocats du Groupe Baluchon font de la clause 5 de la convention, que la règle qu'elle impose aux actionnaires désireux de vendre leurs actions d'en informer au préalable la secrétaire de la société vise à les assister dans leurs démarches et enfin, que l'exigence de soumettre le transfert d'actions à l'approbation du conseil d'administration n'a rien d'inhabituel. Pour les motifs déjà exprimés, la procédure de transfert de juin 2005 a été préparée de bonne foi, en tenant compte de l'interprétation des conventions d'actionnaires par les avocats des sociétés du groupe Baluchon. L'appel ne soulève aucune erreur manifeste et déterminante autorisant cette Cour à intervenir.

Pour décider du dernier moyen d'appel, il importe de distinguer les motifs et conclusions du jugement qui concernent les intimés Hétu, Guy Levasseur et Scarpino de ceux intéressant les intimés Louis, Yves, Céline, Heinly et Beaudin, la source d'abus étant le caractère manifestement mal fondé à l'égard des premiers, et le non-respect de la règle de proportionnalité à l'égard des seconds. Dans le premier cas, l'appel soulève exclusivement des questions de fait et ne comporte aucune erreur manifeste et déterminante.

Dans le second cas, la situation est fort différente. La conclusion de la juge que le non-respect de la règle de proportionnalité peut, en soi, constituer une forme d'abus soulève des questions de droit et de fait devant être étudiées. Les nombreux jugements traitant des articles 4.1, 4.2 et 54.1 C.p.c. traitent peu de la question du non-respect du principe de proportionnalité comme source possible d'abus. Un historique de la loi s'impose.

Le concept de proportionnalité apparaît dans la procédure civile québécoise en février 2000, dans le rapport préliminaire du Comité chargé de réviser la procédure civile. Le Comité y fait le constat que les coûts de la justice freinent son accessibilité. Pour y remédier, il propose d'intégrer au Code de procédure civile le principe de la proportionnalité des procédures. Dans son rapport final de juillet 2001, le Comité réitère cette approche et propose que ce principe devienne l'un des principes directeurs du Code. En 2002, à la suite de ce rapport, le législateur adopte la Loi portant sur la réforme du Code de procédure civile qui, notamment, codifie le principe « de la maîtrise de leur dossier par les parties, dans le respect de l'obligation de bonne foi », et celui de la « proportionnalité ». Les principes de la maîtrise de leur dossier par les parties dans le respect de l'obligation de bonne foi et celui de la proportionnalité, énoncés aux articles 4.1 et 4.2 C.p.c., constituent des principes directeurs qui s'avèrent être des guides d'interprétation et d'application du Code. Incidemment, à la suite de l'adoption de ces articles, les tribunaux se sont prévalus de ce nouveau pouvoir. Se fondant sur l'article 4.1 C.p.c. qui leur commande de veiller au bon déroulement de l'instance, ils ont été nombreux à intervenir, lorsqu'il leur était possible de le faire, dans le déroulement des procédures pour faire respecter la règle de proportionnalité énoncée à l'article 4.2. C.p.c. Certains ont reproché de telles interventions, arguant que l'article 4.2 in fine limitait les pouvoirs des juges, en ne leur conférant le pouvoir de veiller au respect du principe de la proportionnalité qu'à l'égard des procédures qu'ils autorisent. Ce débat est maintenant révolu puisque dans les arrêts Marcotte c. Ville de Longueuil, Vivendi Canada inc. c. Dell'Aniello et Hryniak c. Mauldin, la Cour suprême a préconisé une application large du principe de proportionnalité. Elle confirme l'importance de ce principe directeur dans la procédure civile, ainsi que le pouvoir d'intervention accru dont disposent les tribunaux pour veiller au respect de ce principe. Cela dit, il demeure qu'au Québec le principe directeur de la proportionnalité se heurte parfois à un autre principe directeur de la procédure, celui qui reconnaît aux parties « la maîtrise de leur dossier, dans le respect de l'obligation de bonne foi ». D'un point de vue pratique, ce dernier principe limite le pouvoir d'intervention des tribunaux pendant le déroulement de l'instance ou du procès. Dans un article paru en 2009, un auteur déplorait cette situation. Le présent dossier illustre bien ces difficultés. Outre la juge, au moins deux autres juges se sont ouvertement questionnés sur l'ampleur du recours entrepris par l'appelante ainsi que sur l'utilité des nombreux interrogatoires en regard des enjeux du litige. Mais il semble qu'alors, le principe de la maîtrise de leur dossier par les parties l'a emporté sur celui de la proportionnalité. S'il est aujourd'hui acquis que le principe de proportionnalité accorde un pouvoir d'intervention accru aux tribunaux pour veiller au bon déroulement des procédures, dans l'état du droit actuel, ce pouvoir est malgré tout limité, d'où la difficulté lorsqu'une partie se plaint du non-respect de ce principe et désire obtenir une réparation. Cette difficulté soulève des questions. Lorsque le non-respect du principe de proportionnalité échappe au pouvoir de contrôle du tribunal pendant le déroulement de l'instance, ce manquement peut-il être sanctionné par l'octroi de dommages a posteriori? Dans l'affirmative, suivant quels principes? La réponse à ces questions réside dans les règles gouvernant l'octroi de dommages-intérêts en matière d'abus de procédure.

En 2002, dans l'arrêt Viel c. Entreprises du Terroir ltée, le juge Rochon énonce les règles applicables en matière d'abus du droit d'ester selon la législation alors existante. Elle distingue l'abus sur le fond survenant avant le dépôt des procédures de celui se produisant ou se perpétuant à l'occasion de la procédure judiciaire, le second étant le seul, sauf exception, pouvant donner lieu au remboursement d'honoraires extrajudiciaires. La Cour ajoute qu'une réclamation d'honoraires extrajudiciaires découlant d'un abus d'ester en justice passe par les règles de la responsabilité civile. S'appuyant sur la doctrine, elle précise que les fondements de l'abus d'ester sont ceux de l'abus de droit du Code civil. L'abus d'ester nécessite donc une preuve de mauvaise foi, d'intention de nuire ou à tout le moins de témérité. Comme l'indiquent les auteurs cités par le juge Rochon, celui qui « utilise les recours que la loi met à sa disposition, dans un but strictement et exclusivement égoïste, mais de bonne foi et non témérairement, ne peut être tenu responsable des conséquences fâcheuses de son acte pour son adversaire ». En somme, en l'absence de témérité ou de mauvaise foi, la faute ne peut donner lieu à un abus du droit d'ester. Dans l'arrêt Royal Lepage, le juge Dalphond fait appel aux mêmes notions de mauvaise foi et de témérité. En 2009, dans la foulée de ces arrêts, le législateur adopte par la Loi modifiant le Code de procédure civile pour prévenir l'utilisation abusive des tribunaux et favoriser le respect de la liberté d'expression et la participation des citoyens aux débats publics les articles 54.1 à 54.6 C.p.c. traitant du pouvoir de sanctionner les abus de procédure. L'article 54.1 établit que l'abus peut non seulement résulter d'une demande en justice ou d'un acte de procédure manifestement mal fondé, frivole, dilatoire, ou d'un comportement vexatoire ou quérulent, mais également de la mauvaise foi, de l'utilisation de la procédure de manière excessive ou déraisonnable ou de manière à nuire à autrui ou encore du détournement des fins de la justice.

En distinguant la notion de « mauvaise foi » de celles de l'utilisation de la procédure de manière « excessive » ou « déraisonnable » ou « de manière à nuire à autrui», l'article 54.1 déroge à la définition de l'abus de droit de l'article 7 C.c.Q. et, de ce fait, aux principes énoncés dans l'arrêt Viel. Désormais, il peut y avoir abus d'ester sans que l'auteur de l'abus fasse preuve de mauvaise foi. Dans l'arrêt El-Hachem c. Décary, la Cour distingue les concepts de témérité et de mauvaise foi. Elle reconnaît qu'une partie peut faire preuve de témérité ou d'un comportement blâmable excessif ou injuste dans l'exercice d'un recours, sans pour autant faire preuve de mauvaise foi. Le comportement blâmable n'exige pas, en soi, la démonstration de la mauvaise foi ou de l'intention de nuire.

Ces principes s'appliquent également dans les cas où il y a une utilisation déraisonnable ou excessive de la procédure. Celui qui utilise ou multiplie les procédures de façon déraisonnable pour faire valoir ses droits, même s'il le fait de bonne foi et sans intention malveillante, peut malgré tout être tenu responsable du préjudice qu'il cause à la partie adverse. En de tels cas, la conduite blâmable, insouciante ou négligente peut être sanctionnée, ces termes ne visant qu'à déterminer l'intensité de la faute génératrice de responsabilité.

Le respect du principe de proportionnalité obéit aux mêmes règles. Bien qu'il faille éviter de faire un amalgame entre le principe de proportionnalité et l'abus d'ester en justice -- un manquement au principe de proportionnalité n'implique pas dans tous les cas une utilisation déraisonnable de la procédure --, il demeure que ces principes constituent des notions intimement liées visant l'atteinte d'un objectif commun.

La partie qui viole le principe de proportionnalité et qui, de ce fait, compromet la justice et l'équité s'aventure en chemin périlleux. Lorsque ce non-respect échappe au pouvoir de surveillance et d'encadrement du tribunal et qu'il se perpétue au cours de l'instance, un juge pourrait certes conclure, a posteriori, au caractère déraisonnable de la procédure et sanctionner l'abus en résultant. En pareille situation, il y aura abus si une personne prudente et diligente, au regard du déroulement de l'instance et du procès, conclurait à une utilisation excessive ou déraisonnable de la procédure et, donc, à la faute ou à la négligence de son auteur, en considérant les coûts et le temps exigés, la finalité de la demande et l'importance des principes qu'elle soulève ou de l'intérêt en jeu.

Bien entendu, ce standard doit être analysé en fonction des circonstances propres à chaque situation, le juge d'instance bénéficiant à cet égard d'une large discrétion dans l'appréciation d'une conduite qui s'avère déraisonnable. Il est d'ailleurs bien établi qu'une cour d'appel doit faire preuve de réserve à l'égard d'un jugement qui se prononce sur ces matières.

Dans le cas à l'étude, la juge n'a commis aucune erreur de droit ou d'erreur de fait manifeste et déterminante en concluant au caractère disproportionné et abusif du recours de l'appelante. Une lecture attentive de ses motifs montre bien qu'elle a considéré qu'il y avait eu, ici, une utilisation déraisonnable de la procédure en dépit du fait que la demande n'était pas manifestement mal fondée.


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