Dans cette chronique, l'auteure s'interroge sur l'opportunité de recourir à la méthode d'évaluation des pertes non pécuniaires par l'octroi d'une indemnité journalière actualisée, après avoir dressé un historique de cette méthode qui ne fait pas l'unanimité.
INTRODUCTION
L'évaluation des pertes non pécuniaires résultant d'un préjudice corporel a fait couler énormément d'encre depuis de nombreuses années et il en coulera encore un peu dans cette chronique !
En fait, une seule chose est certaine, pour le moment, dans ce domaine. L'application, par les tribunaux québécois, du plafond d'indemnisation de 100 000 $ établi par la Cour suprême en 1978 et réitéré par la suite :
Pour tous les motifs susmentionnés, je réitère ici l'adoption d'un plafond approximatif de $100,000 au titre des pertes non pécuniaires dans les cas de préjudice corporel grave, ce qui assure une certaine uniformité et prévisibilité dans ce domaine complexe.
Dans tous les autres cas, étant donné que la simple application d'une règle de trois fondée sur le pourcentage d'incapacité affectant la victime a été mise de côté, les tribunaux doivent, en fonction de la preuve, établir de manière passablement arbitraire le montant le plus approprié pour réparer ces pertes intangibles. Depuis quelques années, de plus en plus de juges optent pour l'établissement d'une indemnité journalière qu'ils actualisent par la suite en fonction de l'espérance de vie de la victime. Dans cette chronique, nous retournerons d'abord à l'origine de cette méthode pour, par la suite, en vérifier l'opportunité.
I– L'ORIGINE DE LA MÉTHODE D'ÉVALUATION À L'AIDE D'UNE INDEMNITÉ JOURNALIÈRE
C'est la décision de la Cour d'appel
Brière c.
Cyr2 (communément appelée la cause à 10 $ !) qui est à l'origine de cette façon de faire qui semble avoir séduit plus d'un juge. Il est vrai que le juge Beauregard, dans cette décision, a tenu les propos qui suivent :
Si l'indemnité doit être une consolation qui vise à rendre la vie de la victime plus supportable, il me semble qu'il est préférable de déterminer, à la date où le préjudice non pécuniaire commence à être subi, le coût net de cette consolation pour une période donnée, disons une journée. Cette façon de faire n'est peut-être pas moins arbitraire qu'une autre, mais elle a la vertu d'être plus concrète.
Premièrement, en s'exprimant ainsi, le juge Beauregard semble retenir exclusivement la méthode d'évaluation fonctionnelle qui cherche à calculer les « moyens matériels de rendre la vie de la victime plus supportable. [...] L'argent servira donc à compenser, de la seule manière possible, la perte subie, puisqu'il faut accepter le fait que cette perte ne peut en aucune façon être réparée directement »
4. Or, en 1996, la Cour suprême du Canada a conclu qu'« en droit civil québécois, les trois méthodes de calcul du montant nécessaire pour compenser le préjudice moral – soit les approches conceptuelle, personnelle et fonctionnelle – s'appliquent conjointement, favorisant ainsi l'évaluation personnalisée du préjudice moral »
5.
Or, les approches conceptuelle et fonctionnelle sont moins compatibles avec l'évaluation du coût net, pour une période donnée, de la consolation visant à rendre la vie de la victime plus supportable. La première tente d'accorder une valeur purement objective aux composantes de l'être humain alors que la seconde, à l'opposé, tend plutôt à évaluer de manière subjective la douleur et les inconvénients réellement subis par la victime. Par ailleurs, en calculant le coût net, par jour, de la consolation à la date où le préjudice commence à être subi, le juge Beauregard semble tenir pour acquis que ce préjudice sera toujours le même, jour après jour et année après année, ce qui est rarement le cas.
Deuxièmement, il faut rappeler que dans l'affaire
Brière c.
Cyr, la Cour d'appel devait déterminer si la somme de 82 000 $ accordée par le juge de première instance pour les pertes non pécuniaires résultant d'un préjudice corporel était raisonnable. C'est après avoir vérifié ce que ce montant procurait par jour à la victime, sa vie durant, soit 10 $, que la Cour d'appel a refusé d'intervenir, considérant que cette somme n'était pas exagérée, dans les circonstances.
Il n'en fallait pas plus pour que cette « nouvelle méthode » soit plaidée et appliquée par la suite dans de nombreuses décisions de première instance. Par exemple, dans la décision
Poulin c.
Boulet6, la Cour supérieure, s'appuyant sur la décision
Brière c.
Cyr, a conclu que les pertes non pécuniaires doivent être évaluées en tenant compte « de la valeur capitalisée d'une indemnité quotidienne payable à compter du moment où le préjudice survient et jusqu'à la fin de la vie de la personne qui le subit, en tenant compte de l'espérance de vie statistique pour cette dernière »
7.
La Cour a retenu la même indemnité quotidienne que dans l'affaire
Brière, soit 10 $ par jour, ce qui correspondait à un montant total de 73 324 $ pour un homme âgé de 44 ans au moment de l'accident et affecté d'un déficit anatomo-physiologique de 8 % sur le plan orthopédique et de 2,6 % au point de vue esthétique. Le procureur du demandeur réclamait 15 $ par jour, pour un montant total de 109 986 $. Cet exemple démontre la différence majeure que peuvent entraîner quelques dollars de plus par jour.
Encore plus récemment, en avril 2013, dans un cas où la victime n'avait subi aucune perte pécuniaire, la Cour supérieure a d'abord regroupé tous les montants réclamés sous un seul poste visant l'indemnisation des pertes non pécuniaires. Citant l'affaire
Brière c.
Cyr, la Cour a retenu le même montant de 10 $ par jour (le procureur du demandeur suggérait 12 $) pour un montant total de 55 865 $ accordé à un homme âgé de 59 ans au moment de l'accident lui ayant laissé un déficit anatomo-physiologique de 4,2 % (blessure à l'épaule droite)
8.
Pourtant, dans une décision rendue subséquemment à l'affaire
Brière c.
Cyr, la Cour d'appel fait preuve de prudence quant à une application systématique d'un calcul fondé sur une indemnité calculée quotidiennement et actualisée :
Par ailleurs, la méthode suivie dans c. n'a pas encore été considérée par la jurisprudence comme ayant définitivement remplacé l'attribution d'un montant unique pour toutes les pertes non pécuniaires, souvent en s'inspirant d'exemples de la jurisprudence selon l'approche de la Cour suprême dans c.
Enfin, il existe une différence notable entre la situation de l'intimée dans c. et celle de l'intimée en l'espèce. Dans , le préjudice non pécuniaire à indemniser chez la patiente victime de l'erreur professionnelle d'un dentiste consistait en la perte éventuelle d'une dent, d'une dysfonction temporo-mandibulaire et de douleurs intenses. Il s'agissait d'un préjudice devant se perpétuer en grande partie dans le futur. En l'espèce, même si l'intimée conserve des séquelles de sa chute, c'est surtout pendant la période écoulée entre le 18 novembre 2002 et septembre 2003 qu'elle a subi ses plus grandes souffrances.
Une autre décision, rendue cette fois en juillet 2013, a attiré notre attention
10. Le juge y fait une révision des décisions rendues depuis l'affaire
Brière c.
Cyr. Alors que l'actuaire du demandeur propose une indemnité de 15 $ par jour, pour un montant de 126 554 $ après actualisation, l'expert de la défenderesse fournit, à titre informatif seulement, la valeur actuarielle d'un montant arbitraire journalier de 5 $, 10 $ et 15 $ pour compenser les pertes non pécuniaires. Cette façon de faire permet au juge de visualiser approximativement le montant journalier que pourrait procurer à la victime la somme forfaitaire lui étant accordée pour ces pertes.
Le juge conclut d'ailleurs non pas en accordant une indemnité journalière pour procéder à l'actualisation par la suite, mais plutôt, à l'inverse, en accordant un montant forfaitaire de 60 000 $ qui représente, en fonction des informations fournies par l'expert de la défenderesse, une indemnité se situant entre 5 $ et 10 $ par jour, « ce qui dans les circonstances apparaît raisonnable, et tient compte de sa condition déficiente antérieure »
11. Notons que le demandeur était affecté d'un déficit anatomo-physiologique de nature orthopédique de 13 % auquel s'ajoutait un déficit de 2,5 % pour une perte partielle d'ouïe et que le plafond applicable à cette affaire était de 329 345 $.
Ainsi, l'indemnité journalière procurée par le montant forfaitaire accordé demeure un moyen de vérifier le caractère raisonnable de celui-ci plutôt que de devenir une méthode d'évaluation en tant que telle. Par contre, l'octroi d'un montant forfaitaire permet plus difficilement l'actualisation obligatoire des pertes futures prévue par l'article
1614 C.c.Q. qui ne fait pas de distinction entre les pertes pécuniaires et les pertes non pécuniaires.
II– OPPORTUNITÉ D'APPLIQUER LA MÉTHODE D'ÉVALUATION À L'AIDE D'UNE INDEMNITÉ JOURNALIÈRE
Sans mettre catégoriquement de côté une telle façon d'évaluer les pertes de nature non pécuniaire, dans certains cas particuliers et pour faciliter le processus d'actualisation des pertes futures, nous ne croyons pas qu'il y ait lieu d'en généraliser l'application et d'y voir une solution miracle dans un domaine où, comme le mentionnait avec beaucoup d'à-propos la juge L'Heureux-Dubé, « la quantification exacte du préjudice subi, en raison de son caractère qualitatif, est extrêmement difficile »
12.
Comme nous l'avons mentionné dans la première section, cette méthode visant à établir une indemnité journalière permettant à la victime de remplacer les agréments perdus par d'autres ne s'attarde qu'à l'approche fonctionnelle permettant d'établir la valeur des pertes non pécuniaires, laissant de côté les approches conceptuelle et personnelle. C'est justement pour éviter que des victimes incapables de ressentir les pertes non pécuniaires, de remplacer les agréments perdus par d'autres, ou les deux, soient privées d'une compensation par l'application rigide de l'une ou l'autre des approches que la Cour suprême a conclu qu'elles devaient interagir, « laissant une marge de manoeuvre aux tribunaux pour en arriver à un résultat raisonnable et équitable »
13.
Par ailleurs, il n'est pas approprié d'actualiser des pertes qui se sont déjà matérialisées au moment du procès et dont on connaît donc la valeur en capital. C'est pourtant ce qui est fait par les tribunaux lorsqu'ils fixent une indemnité journalière, à partir du moment où le préjudice commence à être subi, et qu'ils procèdent par la suite à l'actualisation de cette perte. Comme le processus d'actualisation a pour effet de diminuer le montant en capital requis (puisqu'il produira des intérêts), une telle façon de faire a pour effet pernicieux de désavantager la victime, surtout dans les cas où les pertes non pécuniaires se sont matérialisées en majeure partie avant le procès !
En établissant purement et simplement un montant journalier actualisé en fonction de l'espérance de vie de la victime, une très jeune victime ayant souffert et subi des inconvénients surtout dans les mois ayant suivi son accident mais s'étant presque rétablie complètement par la suite pourrait se voir octroyer une indemnité plus importante qu'une personne plus âgée dont la souffrance et les inconvénients se perpétueront réellement jusqu'à la fin de sa vie.
Finalement, le danger de cette méthode appliquée dès le départ et non pour vérifier le caractère raisonnable du montant forfaitaire déjà établi est de dépasser sensiblement le plafond établi par la Cour suprême pour les pertes non pécuniaires résultant d'un préjudice corporel. Même si les procureurs des victimes voudraient bien faire sauter ce plafond établi à l'origine dans des affaires en provenance des provinces de common law, il sera à notre avis respecté au Québec tant et aussi longtemps que la Cour suprême ne l'aura pas elle-même mis de côté.
Nous pouvons illustrer ce danger de dérapage à l'aide d'une décision toute récente dans laquelle l'actuaire proposait à la Cour supérieure de fixer le montant pour les pertes non pécuniaires à l'aide d'une indemnité journalière
14. À la suite d'un plongeon ayant mal tourné, la victime, un jeune homme de 19 ans, est demeuré lourdement handicapé, atteint d'une paralysie complète avec une parésie des membres supérieurs.
L'actuaire de la victime, s'appuyant entre autres sur la décision
Brière c.
Cyr, proposait une indemnité journalière beaucoup plus élevée, soit de 100 $ par jour, pour compenser les pertes non pécuniaires. Même si, en lisant la description des séquelles importantes affectant la victime, de ses limitations, souffrances et inconvénients majeurs pour le reste de sa vie, ce montant peut ne pas choquer à première vue, il conduisait à un total de 1 406 967 $ en tenant compte du processus d'actualisation de ce montant à être versé pour toute la vie de cette jeune victime.
La Cour supérieure, après avoir rappelé qu'il ne revient pas à l'actuaire mais au juge de déterminer le montant à accorder à ce chapitre, conclut brièvement, après avoir décrit la situation de la victime, que 80 % du plafond de 300 000 $ applicable à cette affaire lui semblait une indemnité appropriée pour les pertes non pécuniaires.
Sans mettre clairement de côté la méthode d'évaluation à l'aide d'une indemnité journalière, la Cour supérieure, dans cette affaire, a plutôt recherché, en fonction du plafond et en personnalisant la victime, le montant forfaitaire lui apparaissant le plus juste pour l'indemnisation des pertes de nature non pécuniaire. En effet, elle n'a pas simplement réduit l'indemnité journalière pour éviter de dépasser le plafond, mais elle a plutôt cherché à déterminer le montant forfaitaire le plus approprié possible.
Il n'est pas inutile de rappeler que le plafond ne s'applique que pour l'aspect non pécuniaire (ou moral) d'un préjudice corporel, aucune limite n'étant applicable pour les autres types de perte. Dans la dernière affaire citée, par exemple, la réclamation a été évaluée à 1 533 208 $ pour les pertes pécuniaires (dépenses et soins passés et futurs, adaptation de la résidence et perte de revenus passés et futurs).
Lorsqu'elle a établi le plafond, la Cour suprême a insisté sur cette indemnisation intégrale des pertes pécuniaires. Tout en reconnaissant l'existence des pertes non pécuniaires, elle a manifestement cherché à éviter que des indemnités démesurées soient accordées pour ce type de pertes que l'argent ne pourra jamais réparer de manière satisfaisante et complète et qu'un fardeau financier trop lourd soit ainsi imposé à la partie défenderesse :
Le bonheur et la vie n'ont pas de prix. L'évaluation monétaire des pertes non pécuniaires est plus un exercice philosophique et social qu'un exercice juridique et logique. L'indemnité doit être équitable et raisonnable, l'équité étant mesurée à l'aide des décisions antérieures ; mais l'indemnité est aussi nécessairement arbitraire ou conventionnelle. Le préjudice n'est pas intégralement réparable en argent. L'argent permet d'obtenir les soins nécessaires et c'est pourquoi j'estime que la préoccupation majeure des tribunaux, en matière d'indemnisation du préjudice corporel, doit être de s'assurer que la victime sera en mesure d'obtenir ces soins dans l'avenir.
CONCLUSION
Tout en demeurant utile pour visualiser, après coup, le montant journalier dont pourra disposer une victime avec le montant forfaitaire lui ayant été accordé pour les pertes non pécuniaires, nous ne sommes pas convaincue de l'opportunité de recourir systématiquement à une telle méthode, en amont, pour évaluer de telles pertes.
En effet, comme nous avons pu le constater, la victime peut être désavantagée dans les cas où les souffrances, douleurs, inconvénients et autres pertes non pécuniaires ont été subis en tout ou en grande partie dans les semaines et mois ayant suivi l'accident et ne se perpétuant pas nécessairement de façon égale dans l'avenir. Par ailleurs, établir une indemnité journalière sans égard au résultat obtenu, une fois cette indemnité actualisée en fonction de l'espérance de vie de la victime, peut conduire à un dépassement majeur du plafond toujours applicable.
Rappelons, en terminant, que c'est normalement en fonction du plafond pour les cas les plus graves, de la preuve faite et des montants accordés dans des cas similaires, que le Tribunal doit faire jouer son pouvoir discrétionnaire en fixant le montant de l'indemnité pour des pertes qu'il n'est pas aisé de quantifier. Cette façon de faire ne devrait pas être mise de côté par l'utilisation d'une indemnité journalière pouvant conduire à des résultats incohérents et très éloignés des principes établis par la Cour suprême du Canada.
* M
e Isabelle Hudon est chargée d'enseignement à l'Université Laval et avocate-conseil chez Tremblay Bois Mignault Lemay.
Andrews c.
Grand & Toy Alberta Ltd,
EYB 1978-147395, [1978] 2 R.C.S. 229, p. 262.
Québec (Curateur public) c.
Syndicat national des employés de l'hôpital St-Ferdinand,
REJB 1996-29281, [1996] 3 R.C.S. 211, par. 80.
Rosemère (Ville de) c
. Lebel,
EYB 2010-178082, 2010 QCCA 1501, par. 33 et 34.
Comtois c.
Entreprises Michel Grenier inc.,
EYB 2013-225309, 2013 QCCS 3733. Il est intéressant de noter que l'actuaire en demande prétend dans son rapport que « la jurisprudence actuelle tend à accorder un montant journalier de dédommagement plus ou moins équivalent au pourcentage d'atteinte » (par. 64) ! Voir également
Charbonneau c.
Desjardins Assurances générales inc.,
EYB 2012-202326, 2012 QCCS 414.
Comtois c.
Entreprises Michel Grenier inc.,
supra, note 10
, par. 97.