On nous demande de déclarer que la loi spéciale adoptée par le gouvernement du Québec le 30 mai 2017, à savoir la Loi assurant la reprise des travaux dans l’industrie de la construction ainsi que le règlement des différends pour le renouvellement des conventions collectives (la Loi de 2017), est inconstitutionnelle et invalide parce qu’elle porte atteinte aux libertés d’association et d’expression garanties par la Charte canadienne et par la Charte québécoise. Le PGC conteste vigoureusement. Il plaide que la Loi de 2017 ne perturbe pas l’équilibre entre les syndicats et les associations d’employeurs, n’entrave pas substantiellement le processus de négociation collective et ne constitue pas une atteinte aux droits et libertés garantis par les Chartes. Il ajoute que, à tout événement, l’adoption de cette loi est justifiée dans le cadre d’une société libre et démocratique, puisque l’objectif poursuivi par le législateur est suffisamment important pour justifier les atteintes.
Il convient tout d’abord de disposer de l’objection soulevée en lien avec la production des rapports de Me Michel Coutu à titre de rapports d’expert. Ces rapports (un rapport principal et un complément d’expertise) traitent principalement de l’intervention du législateur dans la négociation collective dans l’industrie de la construction, des lois spéciales dans cette industrie et du droit international du travail. Après analyse, nous décidons d’accueillir cette objection en partie. Les passages des rapports qui concernent le Code du travail, les ouvrages de doctrine, la jurisprudence des tribunaux québécois et canadiens, les principes du droit international applicables et les décisions du Comité de la liberté syndicale du Bureau international du travail ne satisfont pas le critère préalable de nécessité et, de ce fait, ne sont pas admissibles. Premièrement, il n’appartient pas à un expert d’en faire un compte rendu au tribunal sous le couvert d’un « rapport d’expertise ». Ensuite, il n’y a rien dans ces passages dont le tribunal n’aurait pu prendre connaissance d’office ou considérer à titre d’autorités doctrinales et jurisprudentielles. Enfin, certains des constats qu’y dresse l’expert sont plutôt, directement ou indirectement, des réponses juridiques aux questions auxquelles le tribunal doit répondre. Le tribunal considérera cependant comme de la doctrine les parties de ces rapports qui ne relèvent pas de la sociologie du droit, puisqu’il est laborieux de séparer de tout le reste ce qui relève effectivement de l’expertise en cette matière.
La Loi de 2017, qui interdit aux travailleurs de l’industrie de la construction d’exercer leur droit de grève légal, constitue sans aucun doute une entrave substantielle à la négociation collective qui porte atteinte aux libertés fondamentales garanties par l’al. 2 d) de la Charte canadienne et par l’art. 3 de la Charte québécoise. L’exercice de la grève est désormais considéré comme un élément essentiel d’un processus véritable de négociation collective ; il en constitue une composante indispensable et jouit de ce fait de la protection de l’al. 2 d) de la Charte canadienne. Or, il ne fait aucun doute que la Loi de 2017 interdit complètement le droit de grève légal des travailleurs. Il ne fait aucun doute non plus que cette interdiction perturbe l’équilibre des rapports de force entre les travailleurs et les employeurs et qu’elle interfère de façon substantielle avec un processus véritable de négociation collective. Contrairement à ce que plaide le PGQ, il ne s’agit pas ici que de « suspendre temporairement l’exercice du droit de grève » après quelques jours de grève. Il est plus juste d’affirmer qu’on coupe rapidement court à l’exercice légal par les travailleurs de la « composante indispensable » de leur droit à la négociation collective et qu’on néantise du même coup un outil puissant et essentiel à l’exercice du rapport de force que les syndicats préparaient alors méticuleusement depuis des mois.
Nous ne partageons pas non plus l’avis du PGQ que cette atteinte se justifie dans une société libre et démocratique. Bien que l’objectif d’assurer la reprise des travaux et, ce faisant, d’éviter les conséquences économiques, humaines et sociales qui résultent ou résulteront inévitablement de la grève générale illimitée est suffisamment important lorsque l’Assemblée nationale adopte la Loi de 2017, le PGQ n’a pas établi que la mesure attentatoire ne porte pas atteinte de façon disproportionnée au droit à la liberté d’association. D’une part, la Loi ne porte pas atteinte de façon minimale à la liberté d’association des travailleurs. D’autre part, les effets préjudiciables de la mesure attentatoire outrepassent ses effets bénéfiques en ce que la mesure retire aux 170 000 travailleurs de la construction la composante indispensable du droit à la négociation collective protégé par la liberté d’association, et ce, après quelques jours de grève seulement.
Puisqu’il a été décidé que l’interdiction du recours à la grève porte atteinte aux droits des travailleurs de la construction garantis par l’al. 2 d) de la Charte canadienne et par l’art. 3 de la Charte québécoise, il n’est pas nécessaire de décider de la question de savoir si la Loi de 2017 entrave aussi la liberté d’expression garantie par les Chartes.
La totalité de la Loi de 2017 est donc déclarée inconstitutionnelle et invalide. Cette loi est en effet composée de sections difficilement dissociables et il n’est pas possible de préserver l’application de certains de ses aspects qui seraient constitutionnels, le cas échéant. Par ailleurs, bien qu’une déclaration fondée sur le par. 52 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982 ait généralement un effet immédiat et rétroactif, il est raisonnable et équitable, vu le contexte bien particulier de l’affaire, de faire droit à la demande de donner un effet purement prospectif à la déclaration d’invalidité et, donc, de déclarer que la Loi de 2017 est sans effet à compter de la date du présent jugement.
Les demandeurs nous demandent également de déclarer invalide l’art. 48 de la Loi sur les relations du travail, la formation professionnelle et la gestion de la main-d’oeuvre dans l’industrie de la construction (la Loi R-20), qui prévoit l’absence de rétroactivité des conventions collectives, et de déclarer que l’absence de dispositions qui interdisent le recours à des briseurs de grève dans cette même loi entrave leur droit d’association et de négociation ainsi que celui des travailleurs. Ces demandes sont rejetées. Ni l’absence de rétroactivité des conventions collectives ni l’absence de dispositions qui interdisent le recours à des briseurs de grève dans la Loi R-20 ne constitue une entrave substantielle à la négociation collective.
La demande de condamnation à des dommages-intérêts compensatoires et punitifs est aussi rejetée. Lorsqu’une partie prétend qu’une disposition législative contrevient à la Charte canadienne et qu’un tribunal juge ou « déclare » que c’est effectivement le cas, le par. 52 (1) de la Loi constitutionnelle de 1982 a pour effet de rendre cette disposition inopérante. On dit alors généralement que le tribunal « invalide » la disposition. Il s’agit du premier et du plus important recours en cas de violation de la Charte canadienne. Dans ce cas, la réparation qui peut être accordée est uniquement celle qui est prévue à ce par. 52 (1), soit déclarer inopérante la disposition incompatible. Ce paragraphe ne confère aucun pouvoir discrétionnaire aux juges. À tout événement, et si tant est que les demandeurs aient effectivement un recours en application du par. 24 (1) de la Charte canadienne, ils ne s’acquittent pas de leur lourd fardeau de démontrer le comportement clairement fautif, la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir qui lui donne ouverture. En effet, les institutions législatives bénéficient d’une immunité à l’égard des demandes en dommages-intérêts dont le fondement est l’invalidité d’un texte législatif et les demandeurs ne démontrent pas en l’instance le comportement clairement fautif, la mauvaise foi ou l’abus de pouvoir du législateur. Les mêmes principes devraient s’appliquer aux art. 49 et 52 de la Charte québécoise.
La demande visant à obtenir l’exécution provisoire nonobstant appel du jugement est également rejetée. Les demandeurs n’allèguent aucun fait précis, clair et concret quant au préjudice sérieux ou irréparable que risque de leur causer le fait que ce jugement soit porté en appel, le cas échéant. Dans les circonstances particulières de cette affaire, rien ne permet par ailleurs de penser que la suspension de l’exécution du présent jugement qui déclare inconstitutionnelle et invalide la Loi de 2017 soit effectivement susceptible de leur causer un tel préjudice.
Étant donné le sort mitigé de l’affaire, le tribunal exerce la discrétion que lui confère l’art. 340 C.p.c. et décide que chaque partie supportera ses frais de justice, incluant les frais d’expertise.