La Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse reproche aux défendeurs d’avoir violé les art. 4, 10 et 16 de la Charte en refusant d’embaucher la plaignante (Mme B) pour un motif de discrimination interdit, à savoir l’identité de genre. Les défendeurs n’ont pas répondu à la demande et ne se sont pas présentés à l’audience, de sorte que le Tribunal a procédé par défaut.
La preuve administrée par la Commission établit ce qui suit. En 2017, Mme B a postulé un poste de serveuse dans le bar exploité par la société défenderesse. Le codéfendeur Sikder, gérant du bar, l’a contactée peu après. Au terme de leur discussion, il lui a demandé de se présenter au bar le lendemain soir pour une formation. Il lui a dit qu’il ne serait pas lui-même présent, mais que d’autres employés l’accueilleraient et lui donneraient une formation. Mme B s’est donc présentée au bar le lendemain soir. Elle a été accueillie par le père de Sikder, qui lui a présenté D.S., une serveuse, en lui disant qu’elle lui donnerait sa formation. Trois heures plus tard, D.S. lui a dit que la formation était terminée et qu’elle travaillait très bien. Des pièces d’identité et des documents d’emploi à lire plus tard ont été échangés et le père de Sikder a mentionné à Mme B qu’on la contacterait afin de lui donner ses heures de travail. Ravie, Mme B a téléphoné à sa mère pour l’informer qu’elle avait obtenu le poste. Sachant que le gérant Sikder viendrait plus tard au bar et voulant le remercier, elle a décidé de rester sur place pour se présenter à lui en personne. Quand celui-ci est arrivé, il l’a invitée dans son bureau et s’est informé de ses impressions sur sa formation. Il lui a ensuite demandé si elle était trans. Elle lui a répondu par l’affirmative, en lui précisant que tous ses papiers légaux étaient à jour, qu’elle avait terminé sa transition, qu’elle avait eu une opération de réattribution sexuelle et qu’elle était une femme. Immédiatement, Sikder lui a dit qu’il ne pouvait pas l’embaucher. Elle lui a mentionné que cela était discriminatoire, mais il est demeuré indifférent à ses arguments. Il lui a dit « Oui, ça paraît un peu dans ta voix. Moi, ça me dérange pas, mais c’est mon père qui veut pas… Juste la semaine passée, il a fallu que je sorte quelqu’un avec un bat de baseball. La clientèle est vieux jeu, je ne veux pas avoir à prendre ta défense tous les jours ». Elle en a été totalement bouleversée. Se sentant lésée, elle a tenté le lendemain de reprendre contact avec Sikder, mais il ne lui a jamais répondu.
L’analyse de la discrimination en vertu de l’art. 10 de la Charte québécoise se fait en deux étapes. À la première étape, la partie demanderesse (ici la Commission) doit démontrer l’existence d’une discrimination prima facie, laquelle repose sur la démonstration des trois éléments suivants : a) une distinction, exclusion ou préférence ; b) fondée sur l’un des motifs énumérés au premier alinéa de l’art. 10 de la Charte ; c) et qui a pour effet de détruire ou de compromettre le droit à la pleine égalité dans la reconnaissance et l’exercice d’un droit ou d’une liberté de la personne. Si cette première étape est franchie avec succès, ce sera alors au tour de la partie défenderesse de justifier sa décision ou sa conduite.
Le refus des défendeurs d’embaucher Mme B constitue manifestement une exclusion ou une distinction au sens de l'art 10 de la Charte. Par ailleurs, il découle de l’analyse de l’historique législative et jurisprudentielle faite par le Tribunal que les mots « identité ou expression de genre » utilisés à l’art. 10 incluent le fait d’être une personne trans. Ce que le Tribunal doit déterminer, c’est si la distinction ou exclusion dont a été l’objet Mme B est fondée sur ce motif de discrimination. Précisons ici que la Commission n’a pas à prouver que l’identité de genre de Mme B est le motif exclusif ou le facteur causal du refus d’embauche ; il suffit que ce motif ait été considéré pour conclure qu'il y a effectivement eu discrimination. Or, au vu de la preuve non contredite administrée en demande, le Tribunal n’a aucune hésitation à conclure que le refus des défendeurs d’embaucher Mme B repose sur son identité de genre. La première étape de l’analyse est donc franchie.
À la seconde étape de l’analyse, la partie défenderesse a l’occasion de réfuter les faits allégués en demande ou de justifier son comportement en invoquant une exemption ou un moyen de défense prévus par la loi ou par la jurisprudence. Dans le cadre de la discrimination dans l’embauche, l’art. 20 de la Charte prévoit deux moyens de défense. Dans le présent dossier, seul le premier, soit la défense liée aux aptitudes ou qualités requises par un emploi, pourrait être invoqué. Pour que cette défense réussisse, l’employeur doit justifier sa norme discriminatoire en prouvant que c’est une exigence professionnelle justifiée. Pour en faire la preuve, il doit démontrer : 1) qu’il a adopté la norme dans un but rationnellement lié à l’exécution du travail en cause ; 2) qu’il l’a adoptée en croyant sincèrement qu’elle était nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail ; et 3) que la norme est raisonnablement nécessaire pour réaliser ce but légitime lié au travail. La norme sera raisonnablement nécessaire s’il est impossible pour l’employeur de composer avec les employés qui ont les mêmes caractéristiques que le candidat sans en subir une contrainte excessive.
En l’instance, les défendeurs n’ont présenté aucune justification. Cependant, selon la déclaration sous serment de Mme B et le mémoire de la Commission, Sikder aurait invoqué deux éléments pour justifier son refus d’embauche : la sécurité de Mme B et la réaction de sa clientèle face à l’embauche d’une femme trans. Le Tribunal doit donc considérer ces deux motifs.
Selon Mme B, Sikder lui a mentionné qu’il refusait de l’embaucher en raison du risque de violence qu’elle encourrait de la part de clients si ceux-ci découvraient qu’elle est une femme trans. Toutefois, en l’absence de preuve présentée par les défendeurs, de telles craintes ne sont que de simples allégations ou spéculations. Or, la jurisprudence est claire : il n’est pas suffisant d’invoquer un simple risque de danger pour refuser d’embaucher une personne ; il faut une preuve que le risque invoqué est suffisamment grave ou excessif pour constituer une contrainte excessive. À notre avis, la crainte invoquée est non fondée, et ce, même si les personnes trans peuvent être susceptibles de faire face à de la violence. À tout événement, le risque de violence à l’égard de Mme B, si risque il y avait véritablement, ne saurait soustraire les défendeurs à leur obligation légale, à titre d’employeur, d’assurer la sécurité de leur personnel sur les lieux de travail. Ainsi, la justification quant à la sécurité de Mme B ne saurait être retenue.
Les raisons invoquées à propos des clients du bar (on craint leur réaction parce qu’ils seraient « vieux jeu » et qu’on ne veut pas avoir à prendre la défense de Mme B tous les jours) ne constituent pas non plus une justification prévue à l’art. 20 de la Charte. Le fait que la clientèle ait des préjugés à l’égard des personnes trans ou qu’elle soit même violente ne peut justifier un refus d’embauche. Il est vrai que, à une certaine époque, les justifications économiques ou commerciales à la discrimination étaient considérées comme étant acceptables, mais ce n’est heureusement plus le cas. On ne peut plus aujourd’hui justifier de la discrimination par les préférences de sa clientèle.
Comme mesures de redressement, la Commission réclame, pour le compte de Mme B, le paiement de dommages-intérêts en application de l’art. 49 de la Charte.
L’indemnité de 118,40 $ réclamée pour le préjudice matériel subi par Mme B (une perte de revenus) est accordée. Celle-ci n’a reçu aucune indemnité pour la formation qu’elle a suivie au bar et n’a touché aucun pourboire des clients qu’elle a alors servis.
Concernant le préjudice moral qu’elle a subi, Mme B indique ce qui suit. Elle a fondu en larmes dans sa voiture à la sortie du bar. Elle avait des pensées suicidaires et l’a avouée à sa mère au téléphone. L’intervention de sa soeur et de sa travailleuse sociale a été requise afin qu’elle ne passe pas à l’acte. Le lendemain, elle a tenté de joindre Sikder, mais il n’a jamais répondu aux messages qu’elle lui a laissés. Quelque temps plus tard, elle a commencé à être dépressive. Elle explique que cet événement a été « la goutte qui a fait déborder le vase ». Les commentaires de Sikder sur sa voix l’ont marqué. Elle s’est depuis rendue à deux reprises aux États-Unis pour être opérée aux cordes vocales. Encore aujourd’hui, elle conserve un complexe avec sa voix. Sa mère corrobore ses propos et ajoute avoir été témoin de la crainte de sa fille de chercher un emploi par la suite. Il ne fait aucun doute à nos yeux que Mme B a été blessée par le refus d’emploi, qui reposait uniquement sur son identité comme personne trans. Les conséquences de ce refus ont provoqué chez elle un état dépressif et ont causé un tort important à son estime personnelle. Même s’il n’y a pas eu de preuve médicale directe de son état dépressif, les faits sont suffisamment détaillés pour conclure qu’elle a subi un préjudice moral important qui a pu mener à un tel état ou à tout le moins, à la rendre déprimée. Une indemnité de 10 000 $ lui est accordée.
La situation donne aussi ouverture à l’octroi de dommages-intérêts punitifs. Alors qu’on lui avait dit que le refus d’embauche de Mme B était discriminatoire, Sikder a maintenu une fermeture totale à son endroit. Il n’a pas non plus répondu à ses messages le lendemain. Il ne pourrait pas prétendre qu’il ne savait pas que son comportement était discriminatoire. De plus, il n’a aucunement cherché à discuter de la situation pour envisager de possibles solutions. Ni lui ni la société opérant le bar n’ont comparu dans cette cause, ce qui ajoute à leur comportement délibéré et insouciant. Il est important et obligatoire de dénoncer de tels comportements, qui démontrent le caractère intentionnel de l’atteinte. On ne peut tolérer que ce genre de pratique perdure au Québec. Chacun des défendeurs sera donc condamné à payer un montant de 2 000 $ à titre de dommages-intérêts punitifs.