Le droit disciplinaire emprunte certains principes au droit civil et au droit criminel et pénal. Cela étant dit, ce ne sont pas tous les principes du droit criminel et pénal qui peuvent s’appliquer au droit disciplinaire.
L’arrêt Jordan
En 2016, une décision importante, maintenant très connue, a été rendue en matière criminelle et pénale dans l’arrêt R. c. Jordan1 (ci-après « Jordan »). Cet arrêt réaffirme le droit d’un inculpé d’être jugé dans un délai raisonnable, droit qui est enchâssé dans la Charte canadienne des droits et libertés (ci-après la « Charte »), à son alinéa 11b).
Dans cet arrêt, le plus haut tribunal du pays établit certains paramètres afin de déterminer si le délai écoulé depuis le dépôt des accusations est raisonnable. Au-delà d’un certain nombre de mois variant selon le type d’infraction, une présomption que ce délai est déraisonnable vient s’appliquer. Au-delà de ce délai, l’inculpé peut alors demander l’arrêt des procédures à son égard, et il revient au procureur de la poursuite de démontrer que le délai n’est pas déraisonnable dans les circonstances et qu’il est dû à des circonstances exceptionnelles.
Depuis que cette décision a été rendue en 2016, plusieurs ont tenté de l’invoquer afin d’obtenir l’arrêt des procédures en matière de droit disciplinaire. Bien que le droit disciplinaire tire ses sources du droit criminel et pénal et lui emprunte certains principes, ces deux branches du droit comportent de nombreuses distinctions et sont indépendantes.
Les décisions rendues sur ce type de demande en droit disciplinaire rejettent l’application de l’arrêt Jordan pour plusieurs raisons.
L’application de l’alinéa 11b) de la Charte
La première raison pour laquelle cet arrêt n’est pas applicable découle directement du libellé de l’alinéa 11b) de la Charte, sur lequel se base l’arrêt Jordan :
11. Tout inculpé a le droit :
[…]
b) d’être jugé dans un délai raisonnable ; […]. (Notre soulignement)
Il faut donc en retenir que seul un inculpé bénéficie de cette protection. Or, dans le cadre du droit disciplinaire, le professionnel n’est pas considéré comme un « inculpé » puisqu’il ne se trouve pas sous l’emprise du processus criminel2.
La protection de la Charte
De plus, il a également déjà été établi par la Cour suprême que l’alinéa 11b) de la Charte ne s’applique pas dans les « affaires privées, internes ou disciplinaires qui sont de nature réglementaire, protectrice ou corrective et qui sont principalement destinées à maintenir la discipline, l’intégrité professionnelle ainsi que certaines normes professionnelles, ou à réglementer la conduite dans une sphère d’activité privée et limitée »3.
À titre indicatif, toutes les poursuites relatives à des infractions criminelles prévues au Code criminel et à des infractions quasi criminelles prévues par les lois provinciales sont automatiquement assujetties à l’article 11 de la Charte, mais non les infractions disciplinaires.
La faute disciplinaire imprescriptible
Par ailleurs, il est à noter que la faute disciplinaire est imprescriptible, c’est-à-dire que le recours ne peut s’éteindre par le seul fait qu’il n’est pas exercé dans un délai déterminé. Or, appliquer l’arrêt Jordan au processus disciplinaire viendrait imposer une prescription à ce genre d’infraction, ce qui serait contradictoire4. Ce n’est qu’exceptionnellement que ce type de demande peut être présenté.
Cet enseignement a été confirmé en spécifiant que l’arrêt des procédures ne peut être accordé si le professionnel ne fonde sa demande que sur l’arrêt Jordan5.
Conclusion
Bien que le droit disciplinaire tire ses origines entre autres du droit criminel et pénal et que certains principes du droit criminel et pénal peuvent se transposer au droit disciplinaire, il faut se garder de tenter de tous les appliquer. On ne pourra pas demander l’arrêt des procédures en se basant uniquement sur l’arrêt Jordan.
Cela étant dit, il existe un principe de justice naturelle selon lequel chacun a le droit d’être entendu et jugé dans un délai raisonnable. Il faudra toutefois démontrer que le professionnel a subi un préjudice grave, réel et sérieux d’une ampleur telle qu’il heurte le sens de la justice et de la décence justifiant l’arrêt des procédures6. Il faut donc comprendre qu’il n’est pas question d’appliquer la présomption tirée de l’arrêt Jordan et qu’il faudra faire la démonstration d’un tel préjudice grave, réel et sérieux en plus de prouver que le professionnel n’a pas été entendu et jugé dans un délai raisonnable.
À défaut d’obtenir l’arrêt pur et simple des procédures, le professionnel peut demander l’allègement de sa sanction disciplinaire en invoquant le préjudice qu’il a subi en raison des longs délais qui se sont écoulés entre la survenance des faits reprochés ou le dépôt de la plainte et le jugement final lui imposant une sanction disciplinaire.
Toutefois, nous sommes d’avis que la possibilité d’obtenir l’arrêt des procédures en matière disciplinaire pour cause de préjudice grave, réel et sérieux subi par le professionnel fondé sur le délai déraisonnable à pouvoir être entendu et jugé ne sera accordé que dans des circonstances exceptionnelles, comme ce fut le cas dans l’affaire Landry c. Guimont7, où la Cour d’appel est venue ordonner en 2017 un arrêt des procédures dans une affaire disciplinaire impliquant un avocat et où il s’était écoulé entre 11 et 13 ans depuis la perpétration des comportements fautifs et le jugement final rendu par la Cour d’appel qui est venu mettre un terme à une longue saga. Il importe de préciser que l’arrêt Jordan, rendu en 2016, n’a pas été cité par la Cour d’appel dans cet arrêt.
La Cour d’appel est d’ailleurs venue nous rappeler, dans cet arrêt, que « [c]omme c’est le cas en matière criminelle, le remède draconien que constitue l’arrêt des procédures n’est accordé qu’exceptionnellement lorsque l’ensemble des circonstances ne laisse place à aucune autre réparation »8.
En conclusion, l’arrêt Jordan n’a pas eu d’incidence en droit disciplinaire, contrairement au domaine du droit criminel.
1. R. c. Jordan, 2016 CSC 27.
2. Voir la définition d’« inculpé » dans R. c. Potvin, [1993] 2 RCS 880.
3. R. c. Wigglesworth, [1987] 2 RCS 541, par. 23.
4. Dentistes (Ordre professionnel des) c. Terjanian, 2016 CanLII 71683 (QC ODQ) ; Comptables professionnels agréés (Ordre des) c. Allard, 2017 CanLII 16508 (QC CPA).
5. Barreau du Québec (syndic adjoint) c. Strapatsas, 2017 QCCDBQ 028, par. 49.
6. Acupuncteurs (Ordre professionnel des) c. Francoeur, 2017 CanLII 38186 (QC OAQ).
7. Landry c. Guimont, 2017 QCCA 238.
8. Ibid., par. 70.