La juge de première instance a conclu que l’appelant Sahlaoui, salarié démissionnaire de l’intimée (Médicus), avait, tant avant qu’après son départ, manqué au devoir de loyauté que prescrit l’art. 2088 C.c.Q., et ce, avec la complicité de l’appelante Evo Orthopédie Technique inc. (Evo), une société qui oeuvre dans le même champ d’activités que Médicus. La juge a condamné les appelants à verser 135 238 $ à Médicus en réparation du préjudice subi par celle-ci du fait de ce manquement, montant qui représente l’équivalent d’une année de profits perdus.
L’interprétation et l’application de l’art. 2088 C.c.Q. sont au coeur du pourvoi. Or, le jugement de première instance, même s’il renvoie à cette disposition et cite quelques décisions sur le devoir de loyauté du salarié, ignore largement l’état du droit en la matière et conclut au caractère déloyal de comportements que la jurisprudence autorise généralement, tout en donnant une portée excessive à certains éléments de preuve qui ne soutiennent pas ses constats. Pour les motifs qui suivent, nous concluons que les pertes encourues par Médicus à la suite du départ de Sahlaoui et du démarrage d’Evo sont la conséquence d’une concurrence légitime, et non d’une concurrence déloyale. De ce fait, la demande de Médicus aurait dû être rejetée par la juge de première instance.
La première détermination factuelle de la juge est bien fondée : Sahlaoui, contrairement à ses prétentions et à celles du témoin Larouche, entretenait dès le printemps 2015 l’idée de démissionner d’un emploi d’orthésiste-prothésiste qui ne le satisfaisait plus et il a décidé de s’associer à Larouche afin de créer avec lui une société — Evo — destinée à oeuvrer dans le même domaine que Médicus et à faire éventuellement concurrence à celle-ci. La preuve prépondérante va dans ce sens et montre bien que les deux hommes ont, du printemps à l’automne 2015, fait tous les préparatifs nécessaires pour qu’Evo soit prête à offrir ses services dès que Sahlaoui aurait démissionné de chez Médicus et que Larouche serait libéré de sa propre clause de non-concurrence (laquelle arrivait à échéance le 31 octobre 2015). Nous ne pouvons cependant y voir là un manquement au devoir de loyauté de Sahlaoui envers Médicus, manquement que la juge décrit comme « un exemple […] flagrant de déloyauté et de mauvaise foi », conclusion qui paraît erronée tant en fait qu’en droit.
Contrairement à ce qu’écrit la juge, la preuve prépondérante ne démontre aucunement que Sahlaoui a « sollicité les médecins du CHUM avant même son départ de Médicus ». Rien dans la preuve ne l’établit et ce n’est pas la croyance de la présidente de Médicus (qui le soupçonne sans le savoir) qui suffit à le démontrer. Ce n’est là que spéculation et la preuve ne contient pas suffisamment d’éléments pour qu’on puisse l’inférer avec le degré de certitude requis par l’art. 2804 C.c.Q. Pour le reste, la preuve ne révèle pas que Sahlaoui a enfreint les obligations qu’énumère l’art. 2088, al. 1 C.c.Q. pendant la période allant du printemps 2015 au 21 novembre 2015, date de son dernier jour de travail auprès de Médicus. Lui et Larouche n’ont par ailleurs mis Evo « en marche » qu’après son départ de chez Médicus. Certes, les deux hommes étaient alors fin prêts à exploiter la nouvelle société, mais cela n’est pas une faute : un salarié peut concurrencer son ancien employeur dès le lendemain de son départ, ce qui implique nécessairement qu’il s’y soit préparé. Le comportement de Sahlaoui n’est peut-être pas acceptable pour Médicus, mais il demeure néanmoins légitime. Tous les gestes que la juge lui reproche sont des gestes de préparation qui ne peuvent être considérés comme un manquement au devoir de loyauté contractuelle qu’énonce l’art. 2088, al. 1 C.c.Q. Sahlaoui était entièrement libre de démissionner et de s’y préparer, et ce, alors même qu’il était encore au service de Médicus, et il pouvait agir comme il l’a fait.
Ajoutons que le fait que Sahlaoui ait menti au moment où il a donné son préavis de démission, en déclarant qu’il allait travailler à l’étranger alors qu’il démarrait en réalité sa propre entreprise concurrente, est sans doute peu gracieux, mais peut s’expliquer par la crainte de la réaction de l’employeur à l’annonce de pareille nouvelle. Quoi qu’il en soit, il n’est pas nécessaire de spéculer là-dessus, car ce manque de franchise, dans les circonstances, ne saurait, en lui-même, être considéré comme un manquement au devoir de loyauté que prescrit l’art. 2088, al. 1 C.c.Q. Au pire, c’est une faute insignifiante. La présidente de Médicus s’étonne de ce que Sahlaoui ne se soit pas ouvert à elle du mécontentement ou de la frustration qu’il éprouvait à l’époque. Sans doute aurait-il pu discuter de son insatisfaction avec elle, mais qu’il s’en soit abstenu n’est pas un manquement à l’obligation juridique que lui fait l’art. 2088, al. 1 C.c.Q. au chapitre de la loyauté. Le salarié mécontent n’est pas tenu de chercher à résoudre les difficultés qu’il affronte en abordant celles-ci avec son employeur ; il peut choisir de démissionner.
La preuve ne révèle pas non plus que Sahlaoui, en s’associant à Larouche et en créant Evo pendant qu’il était encore chez Médicus, s’est placé dans une situation de conflit d’intérêts potentiel contraire à l’art. 2088, al. 1 C.c.Q. La preuve n’indique pas que son rendement ait baissé entre le printemps 2015 et la date où il a quitté Médicus ni que son comportement au travail ait changé de quelque façon dans l’intervalle ou ait causé le moindre préjudice à Médicus. Mais, surtout, sur le plan juridique, on ne peut faire grief au salarié d’un conflit d’intérêts alors qu’il est par ailleurs libre de faire les préparatifs destinés à lui assurer un autre avenir professionnel, même en concurrence avec l’employeur ; l’art. 2088, al. 1 C.c.Q. ne permet pas d’aller jusque-là.
Sahlaoui n’a pas non plus contrevenu au contrat de travail à durée indéterminée qui le liait à Médicus ; ce contrat — verbal — ne comporte aucune clause visant à régir sa conduite post-emploi. Il est vrai que, au moment de son embauche, il avait signé une « Obligation de loyauté, de confidentialité et de non-concurrence », mais cet engagement n’est en réalité qu’une réitération de l’art. 2088 C.c.Q. et n’y ajoute rien : Sahlaoui s’y engage à respecter le devoir de loyauté qu’impose cette disposition, tant pendant l’emploi qu’après et, notamment, il s’engage à ne pas concurrencer Médicus pendant qu’il est au service de celle-ci, ce à quoi il s’est conformé.
Il était erroné aussi pour la juge de conclure que Sahlaoui s’est comporté de manière déloyale en faisant une présentation aux médecins du CHUM le 2 décembre 2015 pour leur offrir les services d’Evo. Selon elle, ce court délai démontre qu’il s’était « bien préparé avant son départ pour livrer une concurrence déloyale à Médicus ». Premièrement, la prémisse de cette conclusion est erronée : Sahlaoui ne s’est pas comporté de manière déloyale pendant les derniers mois de son emploi chez Médicus. Ensuite, cette conclusion ignore le droit du salarié qui n’est pas lié par une clause de non-concurrence de faire concurrence à son employeur aussitôt le lien d’emploi rompu. Nous n’affirmons pas que le fait de concurrencer immédiatement son ex-employeur (même en l’absence d’une clause de non-concurrence) ne puisse jamais être considéré comme un acte déloyal au sens de l’art. 2088, al. 2 C.c.Q. Mais, ce ne peut certainement pas être le cas ici. Sahlaoui n’était pas un cadre de Médicus, non plus qu’un employé-clé. Il était un « simple » salarié de celle-ci. Par ailleurs, la preuve n’étaye pas la prétention de Médicus qu’il occupait une position d’influence en ce qui concerne les médecins du CHUM. Certes, en raison de ses qualités professionnelles, il était apprécié des médecins du CHUM, mais cela ne signifie pas qu’il était dans une « position d’influence ». Le seul fait qu’un salarié soit particulièrement compétent et apprécié ne saurait alourdir son obligation de loyauté postcontractuelle et limiter sa capacité de concurrencer son ex-employeur. La loyauté postcontractuelle n’implique pas que le salarié ne puisse faire concurrence à son employeur, et ce, dès le jour suivant sa démission ; elle circonscrit simplement (et provisoirement) la manière de le faire.
La preuve ne permet pas davantage de conclure que Sahlaoui s’est conduit d’une manière déloyale après sa démission. Il est vrai qu’il a contacté les médecins de l’Hôpital Notre-Dame dans les jours qui ont suivi son départ, mais rien ne montre qu’il soit allé au-delà de la sollicitation acceptable consistant à annoncer son changement d’état et à inviter les médecins à faire affaire avec lui, par l’entremise d’Evo. À supposer même qu’il eut existé un lien privilégié entre lui et ces médecins, il n’était pas privé de les informer de son changement d’état. Précisons qu’il n’était pas le seul orthésiste-prothésiste de Médicus affecté à l’Hôpital Notre-Dame : qu’il se soit distingué et ait obtenu la confiance des médecins est un acquis personnel sur lequel il pouvait légitimement tabler par la suite. Son devoir de loyauté postcontractuelle ne lui imposait pas non plus (ou à Evo) de s’abstenir de participer au concours lancé par les médecins de cet hôpital, dans la mesure où ce concours se tenait peu de temps après qu’il eut quitté Médicus, ou de refuser le choix des médecins de désormais faire affaire avec Evo. La concurrence est le principe de base de l’organisation des activités commerciales et professionnelles de notre société, principe d’ordre public. Exiger d’un salarié comme Sahlaoui de ne pas faire acte de candidature à un tel concours irait au-delà des limites du devoir de loyauté postcontractuelle.
Vu ce qui précède, il convient d’accueillir l’appel et d’annuler le jugement de première instance. Ajoutons en terminant que la juge a aussi commis une erreur révisable en accordant à Médicus, à titre de dommages-intérêts, l’équivalent de toute une année de pertes de profits. Tel délai est déraisonnable. Dans la mesure où l’obligation de loyauté postcontractuelle est d’une durée limitée, il faut, en cas de faute du salarié, indemniser l’ancien employeur en proportion. En l’instance, si faute il y avait eu de la part de Sahlaoui (ce qui n’est pas le cas), ce délai n’aurait, au mieux, été que de quelques semaines, et pas plus d’un mois ou deux.