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Une accusation criminelle portée contre un élu municipal ne conduit pas nécessairement à une déclaration d’incapacité provisoire

Québec (Procureure générale) c. Gingras, EYB 2014-246272 (C.S., 18 décembre 2014)
Une accusation criminelle portée contre un élu municipal ne conduit pas nécessairement à une déclaration d’incapacité provisoire

Le 22 octobre 2014, une accusation criminelle a été déposée contre le maire de L'Assomption, le défendeur Jean-Claude Gingras. La dénonciation lui reproche d'avoir commis un abus de confiance relativement aux fonctions de sa charge entre le lendemain de son entrée en fonction, le 14 novembre 2013, et la date de la dénonciation. Le 31 octobre 2014, se prévalant du nouvel article 312.1 de la Loi sur les élections et les référendums dans les municipalités (la Loi), la procureure générale du Québec (PGQ) a déposé une requête demandant à la Cour supérieure de déclarer Gingras provisoirement incapable d'exercer sa fonction parce qu'il a fait l'objet d'une accusation pour abus de confiance en vertu de l'article 122 du Code criminel (C.cr.). L'infraction est passible d'un emprisonnement maximal de cinq ans. À l'audience devant le soussigné, la PGQ produit la dénonciation et déclare sa preuve close. Gingras est d'avis que le fardeau de preuve imposé par l'article 312.1 au requérant est plus lourd, et que le tribunal ne peut accueillir la demande de la PGQ sur la seule base de cette dénonciation, sans connaître les faits qui lui sont reprochés. La PGQ insiste. Prenant essentiellement appui sur le jugement Boyer c. Lavoie, rendu en août 2013, elle plaide qu'elle n'a ni à alléguer ni à prouver les faits qui sont reprochés à Gingras: le seul fait d'être accusé d'un acte criminel punissable de deux ans d'emprisonnement ou plus suffit, d'autant plus que, en l'espèce, selon elle, l'accusation comporte nécessairement un lien avec les fonctions de maire et que, par sa nature, elle est « de nature à déconsidérer l'administration [de la] municipalité ». Pour les motifs qui suivent, le tribunal ne partage pas cet avis.

La mesure prévue par l'article 312.1 de la Loi, lequel article a été adopté en 2013, est une mesure d'exception. Elle autorise la Cour supérieure, sur requête, à relever provisoirement de ses fonctions un membre d'un conseil municipal dûment élu à cette fonction par ses concitoyens avant même qu'il ne soit déclaré coupable de quelque infraction. Le tribunal doit exercer ce pouvoir avec prudence, tout en respectant l'objectif du législateur de préserver la confiance des citoyens dans leurs institutions municipales en tenant compte du très haut niveau de probité exigé des élus municipaux. Le législateur n'a pas prévu que l'élu visé devienne automatiquement incapable dès qu'il fait l'objet d'une poursuite pour une infraction punissable de deux ans d'emprisonnement ou plus, comme il l'a fait lorsqu'un tel élu en est déclaré coupable et qu'il est condamné à un emprisonnement de 30 jours ou plus (article 302 de la Loi). Au contraire, lorsqu'un élu fait face à une poursuite visée par l'article 312.1, le législateur a confié à la Cour supérieure la tâche de déterminer si l'intérêt public justifie de le relever provisoirement de ses fonctions pendant les procédures criminelles. Pour en décider, la Loi énonce deux critères: 1) le lien entre l'infraction alléguée et l'exercice de ses fonctions par le membre du conseil; et 2) la mesure dans laquelle elle est de nature à déconsidérer l'administration de la municipalité. Il s'ensuit que toute poursuite criminelle contre un élu municipal ne mènera pas à son incapacité provisoire, même lorsqu'il existe un lien entre l'infraction alléguée et l'exercice de ses fonctions. Selon l'objet de la Loi, ce n'est que si cette infraction est d'une gravité et d'un sérieux tels qu'elle déconsidère l'administration de la municipalité que le tribunal pourra déclarer l'élu provisoirement incapable d'exercer sa fonction. Or, il va de soi que le tribunal ne peut faire cette détermination s'il ignore tout des faits qui sont reprochés à l'élu. Selon la PGQ, en l'espèce, la nature même de la poursuite est suffisante, puisque, par définition, l'acte criminel visé par l'article 122 C.cr. est grave et qu'il «présuppose» que: 1) l'accusé a manqué aux normes de responsabilité et de conduite que lui impose la nature de sa charge; 2) que cette conduite représente un écart marqué par rapport aux normes que serait censé observer quiconque occuperait le poste de confiance qu'est celui d'élu municipal; et 3) qu'il aurait agi dans l'intention d'user de sa charge publique à des fins autres que l'intérêt public, par exemple dans un objectif de malhonnêteté, de partialité, de corruption ou d'abus. Il s'agit là, effectivement, des éléments que le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) devra prouver dans le cadre de la poursuite criminelle. Toutefois, retenir la proposition de la PGQ équivaut à demander au tribunal d'accepter sans discernement le choix d'accusation effectué par le DPCP et d'en conclure qu'il s'ensuit automatiquement que les faits qu'il reproche à Gingras sont tels que l'intérêt public justifie qu'il soit provisoirement relevé de ses fonctions. Or, on l'a vu, la tâche de déterminer si un élu doit être provisoirement relevé de ses fonctions a été confiée à la Cour supérieure, et non au DPCP. De plus, le législateur a donné à la Cour supérieure des critères précis à considérer pour prendre sa décision, critères dont l'évaluation exige qu'une preuve des faits reprochés à l'élu soit faite. Précisons que la Loi prévoit expressément que la requête doit faire l'objet d'une instruction et qu'un avis doit être transmis au DPCP afin de lui «permettre de faire des représentations relatives à toute ordonnance nécessaire à la préservation du droit à un procès juste et équitable dans le cadre de cette poursuite». Une telle disposition n'aurait aucune utilité si la Cour supérieure ne devait que «prendre acte» de la dénonciation. Elle ne prend son sens que dans le contexte où le tribunal prend connaissance d'une preuve dont la divulgation dans une audience publique pourrait porter atteinte à l'intégrité de la poursuite criminelle et requérir, par exemple, une ordonnance de non-publication ou une ordonnance de mise sous scellés. Le fait que la décision du tribunal tire sa source d'allégations, qu'elle est sans appel et qu'elle peut valoir pour toute la durée du mandat que la population a confié à l'élu visé milite aussi en faveur d'un examen qui ne se limite pas à la qualification juridique des faits par un tiers, même en présumant de son sérieux et de sa bonne foi. Ceci s'applique tant à l'évaluation du lien entre l'infraction alléguée et l'exercice des fonctions de l'élu qu'au critère de déconsidération de l'administration de la municipalité qui doit guider le tribunal. Or, dans les arrêts R. c. Collinset R. c. Hall, la Cour suprême établit que, pour déterminer ce qui est de nature à déconsidérer la justice, le tribunal doit adopter la perspective de la personne raisonnable. Notre Cour d'appel a récemment rappelé ce qu'est la «personne raisonnable»: il s'agit de la personne raisonnable, objective et bien informée de toutes les circonstances de l'affaire ou, selon les termes de la Cour d'appel, le public en mesure de se former une opinion éclairée, en pleine connaissance des faits de la causeet du droit applicable, et qui n'est pas mû par la passion, mais par la raison. Or, en l'espèce, le tribunal ne peut être bien informé de toutes les circonstances de l'affaire alors qu'il n'en connaît rien, hormis l'appréciation du DCPC selon laquelle, à un moment donné au cours de son mandat, Gingras aurait posé un ou des gestes graves qui justifient qu'il soit accusé en vertu de l'article 122 C.cr.

De l'avis du tribunal, le fardeau de preuve dont la PGQ doit s'acquitter lorsqu'elle présente une requête en vertu de l'article 312.1 de la Loi doit être au moins aussi lourd que celui qui est imposé à la personne qui présente une requête en radiation provisoire d'un professionnel fondée sur l'article 130 du Code des professions. Il faut donc que la PGQ établisse les éléments suivants: sa requête énonce des reproches graves et sérieux, la preuve prima facie révèle que les gestes reprochés à l'élu paraissent avoir été commis, il y a un lien entre les faits reprochés à l'élu et l'exercice de ses fonctions et ces faits déconsidèrent l'administration de la municipalité, ce qui fait que l'intérêt public justifie de le relever provisoirement de sa charge. Ainsi, il y aura des situations où les faits reprochés à l'élu pourront mener à sa condamnation, sans toutefois que ces faits justifient de le relever de ses fonctions pendant le déroulement des procédures criminelles. À l'inverse, il pourra survenir des situations où la preuve des faits reprochés mènera éventuellement à un acquittement, mais où elle sera néanmoins suffisante pour justifier la déclaration d'incapacité provisoire durant les procédures criminelles.

En l'instance, la PGQ n'a même pas fait état des faits qui sont reprochés à Gingras dans la dénonciation. Elle ne s'est donc pas acquittée du fardeau de preuve qui est le sien. En conséquence, sa requête doit être rejetée.


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