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Le lien de rattachement du litige au Québec : un critère déterminant de la compétence du juge en matière de garde d’enfants

Par Mazen Raad, docteur en droit privé, professeur de droit
Le lien de rattachement du litige au Québec : un critère déterminant de la compétence du juge en matière de garde d’enfants

Le jugement intérimaire du 11 octobre 2017 de la Cour supérieure du Québec a trait à une figure juridique connue, celle du tribunal compétent pour connaître de l’action en fixation de garde d’un enfant mineur consécutive au divorce prononcé à l’étranger, indépendamment de la rétention illicite par l’un des parents de l’enfant destinée à faire échec aux droits de l’autre parent.

  • H.A. c. A. AL., Droit de la famille – 172346, 2017 QCCS 4582

Dans les faits, une juridiction saoudienne appliquant la Charia islamique en matière familiale, prononce, en 2010, un divorce en fixant la résidence des enfants chez leur père et en accordant à la mère des droits de visite à raison de 16 heures par semaine. Le couple se sépare à la suite de différents épisodes de violences du père sur la mère. Celle-ci se remarie quelque temps plus tard afin d’échapper aux pressions et violences de ses propres parents qui l’obligeaient, semble-t-il, à réintégrer le domicile conjugal, puis quitte aussitôt le pays pour s’installer au Québec. En janvier 2015, ses quatre enfants lui rendent visite pour une période bien déterminée, avec l’assentiment du père. Sauf qu’à l’occasion de ce séjour, deux d’entre eux, dont l’enfant mineur X, âgé aujourd’hui de 14 ans et demi, invoquent des faits de maltraitance de la part de leur père, en déclarant ne pas vouloir retourner en Arabie saoudite à la date prévue. La mère, qui aurait visiblement dissimulé ses véritables intentions à son ex-époux et entendu se soustraire à la compétence des juridictions saoudiennes, décide alors de saisir la Cour supérieure du Québec afin de se voir attribuer la garde de son enfant mineur qui est seul, parmi ses frères et soeurs, à avoir acquis la nationalité canadienne à la naissance.

Au soutien de sa demande en rejet de la requête en fixation de garde de la mère, le père, demeurant en Arabie saoudite, soulève le moyen déclinatoire énoncé à l’article 167 du Code de procédure civile au profit des juridictions saoudiennes pour statuer sur la garde de X, au motif que, jusqu’en janvier 2015, celui-ci résidait encore chez lui et que sa rétention par son ex-épouse est illicite en vertu de la Convention de 1980 sur les aspects civils de l’enlèvement d’enfants. Au premier abord, son argument en défense n’a en soi rien de bien surprenant, dans la mesure où la jurisprudence québécoise abonde également en ce sens, précisant1 que le lieu de résidence habituelle d’un enfant est une notion que le juge doit apprécier concrètement en la distinguant du simple « déplacement temporaire ». Par conséquent, la rétention de l’enfant X hors du pays sur le territoire duquel il a sa résidence habituelle est illicite, dès lors que la mère, qui était à l’origine de cette rétention, ne pouvait modifier unilatéralement, en l’absence de consentement du père, le lieu de la résidence habituelle de cet enfant fixé en Arabie saoudite. La juge devait néanmoins répondre à une question simple, mais aux conséquences pratiques importantes : la Convention de 1980, qui a pour finalité d’assurer le retour immédiat des enfants déplacés ou retenus illicitement dans leur pays de résidence habituelle, reçoit-elle application lorsque le pays de destination n’est pas signataire de cette Convention ? Elle répond sans surprise par la négative, en retenant que la Loi québécoise de 1985 sur les aspects civils de l’enlèvement international et interprovincial d’enfants ne trouve pas à s’appliquer à une demande de retour qui émane d’un parent « résident d’un État non contractant » au sens de la Convention, dans la mesure où faire droit à cette demande présuppose d’accueillir le moyen déclinatoire du défendeur. Se posait dès lors la question de savoir si, dans le cas présent, le litige pouvait se rattacher à la Cour supérieure en l’absence de compétence judiciaire au titre des articles 3093 et 3142 C.c.Q.

Aussi pertinent soit-il, c’est sur le fondement de l’article 3136 du Code que la requête en fixation de garde de la demanderesse est finalement entendue, puis accueillie à titre intérimaire. Cet article prévoit un tempérament au principe de l’absence de compétence du juge québécois. Il concerne les trois exceptions qui y sont visées, lesquelles sont de nature à faire obstacle au retour de l’enfant en Arabie saoudite. Rappelons-en ici les termes : « Bien qu’une autorité québécoise ne soit pas compétente pour connaître d’un litige, elle peut, néanmoins, si une action à l’étranger se révèle impossible ou si on ne peut exiger qu’elle y soit introduite, entendre le litige si celui-ci présente un lien suffisant avec le Québec. »

Dans un premier temps, la juge s’est attachée à apprécier le lien de rattachement du litige au Québec, ce qui lui a donné l’occasion de replacer au centre du dispositif la « notion d’intérêt supérieur de l’enfant » qui, bien que sous-tendue par les articles 80 et 3093 C.c.Q., ressort expressément des articles 33 du Code et 3-1 de la Convention de New York relative aux droits de l’enfant du 26 janvier 1990, mais aussi de la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec et de la Cour suprême du Canada2. Toute la question est alors de savoir ce que recouvre ce lien de rattachement, car de la réponse à cette question dépend aussi la compétence de la Cour supérieure.

D’abord, la juge relève que, depuis 2015, l’enfant X est parfaitement bien intégré tant au domicile de sa mère que dans son école québécoise et qu’il ne souhaite plus retourner vivre chez son père ; elle en déduit que la présomption édictée par l’article 80, alinéa 2 C.c.Q. est en l’espèce d’application directe et que, par conséquent, c’est la loi québécoise du domicile de l’enfant X qui doit être appliquée à toute question relative à sa garde conformément aux prescriptions de l’article 3093 C.c.Q., d’autant plus que cet enfant est de nationalité canadienne. L’article 80, alinéa 2, s’ouvrant en effet sur ces mots : « […] Lorsque les père et mère exercent la tutelle mais n’ont pas de domicile commun, le mineur est présumé domicilié chez celui de ses parents avec lequel il réside habituellement […] ». Quant à l’article 3093, celui-ci énonce que la garde de l’enfant est régie par la loi de son domicile qui, selon la jurisprudence, correspond au milieu social auquel appartient cet enfant3, autrement dit à son lieu de résidence habituelle4. Ainsi, confortant la prise en considération de l’avis et de l’intérêt supérieur de l’enfant, mais aussi et surtout du critère de proximité, la juge tient compte des facteurs faisant apparaître que cette présence n’a nullement un caractère temporaire ou occasionnel et que la résidence de l’enfant X correspond au lieu qui traduit une certaine intégration dans un environnement social et familial. Aussi inéluctable soit-il, l’argument développé par la juge paraît de bon sens, dans la mesure où le lien qui unit l'enfant X à son milieu social est non seulement réel, actif et, de toute évidence, continu, mais reflète visiblement aussi la réalité vécue par cet enfant. Ce faisant, cette solution se situe dans la continuité de la jurisprudence de la Cour d’appel du Québec qui, dans un arrêt en date du 8 septembre 20005, avait vu juste en relevant que « la résidence habituelle d'un enfant est simplement une question de fait qui doit s'apprécier à la lumière de toutes les circonstances particulières de l'espèce en fonction de la réalité vécue par l'enfant en question, et non celle de ses parents. Le séjour doit être d'une durée non négligeable (nécessaire au développement de liens par l'enfant et à son intégration dans son nouveau milieu) et continue, aussi l'enfant doit-il avoir un lien réel et actif avec sa résidence; cependant, aucune durée minimale ne peut être formulée ». D’ailleurs, ce n'était pas la première fois que la Cour d'appel du Québec prenait position sur la notion de résidence habituelle d’un enfant. Ainsi avait-elle déjà retenu6 dans un arrêt en date du 27 septembre 1996, sous la plume du juge Chamberland, que « la réalité des enfants doit seule être prise en compte pour déterminer le lieu de leur résidence habituelle; à cet égard, le tribunal doit s’en tenir à l’expérience des enfants, les désirs, souhaits ou intentions de leurs parents ne comptant pas lorsqu’il s’agit de décider du lieu de leur résidence habituelle au moment de leur déplacement ».

Dans un second temps, la juge s’est attachée à la substance de la loi saoudienne en matière de garde, en obtenant la preuve de son contenu par voie d’expertise, pour être en mesure de démontrer l’équivalence. Prenant appui sur l’arrêt de la Cour d’appel Lamborgini (Canada) inc v. Automobili Lamborgini7, le raisonnement de la juge est étayé – quoiqu'implicitement – par le principe de l’équivalence, connu du droit international privé, qui permet d’écarter le droit québécois au bénéfice du droit étranger, lorsque les conséquences de l’application de l’un ou de l’autre sont peu dissemblables ou conduisent au même résultat. Or force est de constater que l’expertise du 10 mai 2017 du défendeur s’est contentée d’affirmer, sans pour autant le démontrer, que les juridictions saoudiennes sont sensibilisées à la notion d’intérêt supérieur de l’enfant et que rien ne fait obstacle à ce que la requête en fixation de garde soit entendue et jugée par ces juridictions en l’absence de la mère, pour peu, toutefois, que cette dernière constitue avocat.

Séduisante, cette affirmation n’ébranle pas la conviction de la juge. C’est ce qui explique d’ailleurs que si la loi saoudienne tient compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, le principe de l’équivalence ne peut être retenu que dans la stricte mesure où la loi saoudienne, devant être appliquée au litige, ne heurte pas les principes d’égalité entre époux et de respect de l’ordre public procédural, qui sont conventionnellement et internationalement reconnus, ou si, bien que différente de ces principes, elle conduit au même résultat. Or dans son avis du 18 août 2017, l’expert de la demanderesse a, en substance, indiqué qu’en cas de remariage après divorce, la mère est automatiquement privée du bénéfice du droit de garde en vertu de la loi saoudienne et, par conséquent, elle ne peut en demander l’attribution que si le père y consent expressément ou s’il est jugé indigne d’un tel droit. Pire encore, il suffira au père d’invoquer à son profit contre la mère le non-respect des termes du jugement de divorce saoudien et de s’opposer à son remariage et à sa demande en fixation de garde, pour ne laisser au juge saoudien qu’une seule option possible, celle de confier la garde de l’enfant X à sa grand-mère maternelle. Il en ira de même en cas de dissensions, quant à la garde, entre le père et la mère. Autant dire que le fait que la demanderesse puisse invoquer devant le juge saoudien des actes de violence envers l’enfant mineur X est sans impact, dès lors que son propre droit de garde serait sacrifié sur l’autel de l’intérêt du père au profit de la grand-mère maternelle. Or ce type de règles issues du droit musulman se heurterait, au Québec, avec le principe d’égalité des époux et l’ordre public de fond et de procédure. On peut d’ailleurs ajouter qu’une telle approche, au demeurant conforme au droit international privé, s’avère avant tout logique dès lors qu’elle permet au juge québécois de se prémunir contre une éventuelle absence de disposition similaire à la disposition préliminaire du Code civil du Québec dans la loi étrangère. Ce n’est pas pour rien que cette disposition renvoie aux droits constitutionnellement reconnus. Enfin, signalons que, selon la loi saoudienne, l’âge de majorité est fixé à 15 ans et, partant, aucune cause sur la garde ne peut être entendue si l’enfant a atteint cet âge au moment où le juge saoudien statue. Or, dans trois mois, l’enfant X aura précisément 15 ans. À cet égard, il convient de relever que la juge n’a pas hésité à imputer au défendeur l’intention de court-circuiter l’action en fixation de garde de la demanderesse. Pour elle, non seulement la défense du père tend au retour inconditionnel des enfants en Arabie saoudite et au maintien de son droit de garde exclusif, mais elle traduit aussi et surtout sa volonté de soumettre le litige à l’appréciation du juge saoudien, afin d’en tirer des bénéfices dans la procédure.

En guise de conclusion, il est particulièrement intéressant d’observer que, dans le jugement intérimaire sous commentaire, la référence à l’intérêt supérieur de l’enfant n’a non seulement pas eu pour effet de faire jouer les exceptions de l’article 3136 C.c.Q., mais est, au contraire, venue au soutien de la solution retenue, laquelle justifie désormais l’application des articles 3093 et 3142 C.c.Q., y compris d’ailleurs l’article 45 C.p.c., prévoyant in fine que « [d]ans tous les cas, si un enfant est concerné, la demande peut être portée devant la juridiction du domicile de l’enfant ». Il aurait sans doute paru contradictoire que la juge accepte de ménager le père, en laissant le soin au juge saoudien de trancher le litige né de la violation du droit de garde. La juge ayant déjà annoncé la couleur, l’issue du litige sur le fond est connue d’avance. Voilà de quoi rassurer l’ex-épouse.


1 H.H.N. c. O.X.Ng., [2002] R.D.F. 604 (C.S.).
2 Gordon c. Goertz, [1996] 1 R.C.S. 27.
3 Droit de la famille – 3428, J.E. 99-2015.
4 Droit de la famille – 093295, [2009] J.Q. no 16972 (C.S.).
5 Droit de la famille -- 3713 (8 septembre 2000), C.A. Montréal 500-09-010031-003.
6 Droit de la famille – 2454 (27 septembre 1996), C.A. Montréal 500-09-002645-968.
7 Lamborgini (Canada) inc v. Automobili Lamborgini SPA, [1997] R.J.Q. 58, p. 68-69.

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À propos de l'auteur

Docteur en droit privé et titulaire d’une maîtrise en droit des affaires, membre du Comité de lecture de la Revue québécoise de droit international et auteur de plusieurs chroniques de jurisprudence, M. Raad est actuellement professeur de droit à la Cité collégiale d’Ottawa où il enseigne aux étudiants de baccalauréat le droit criminel et la procédure criminelle. Auparavant, il a enseigné un cours de droit privé à la Section de droit civil de l’Université d’Ottawa. M. Raad a également travaillé à la Cour supérieure du Québec et à la Cour fédérale du Canada.