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La Cour critique sévèrement le SPVM dans son application du Règlement P-6, qui oblige les organisateurs d’une manifestation à fournir leur itinéraire

Résumé de décision : Montréal (Ville de) c. Thibeault Jolin, EYB 2015-248820 (C.M., 9 février 2015)
La Cour critique sévèrement le SPVM dans son application du Règlement P-6, qui oblige les organisateurs d’une manifestation à fournir leur itinéraire

Les défendeurs sont accusés de ne pas avoir divulgué l'itinéraire d'une manifestation, contrairement à l'article 2.1 du Règlement sur la prévention des troubles de la paix, de la sécurité et de l'ordre publics, et sur l'utilisation du domaine public (Règlement P-6) de la Ville de Montréal. Ils demandent le rejet du chef d'accusation. Ils plaident que ce chef ne les accuse pas d'une infraction connue en droit. Subsidiairement, si l'infraction existait, les défendeurs soutiennent qu'un non-lieu devrait être accordé en raison d'une absence totale de preuve sur certains éléments essentiels de l'infraction.

Habituellement, une infraction est créée par des termes clairs : « Quiconque [fait telle chose] commet une infraction [ou un acte criminel] passible de [telle peine] ». Mais ce n'est pas toujours le cas. On retrouve souvent des articles à portée générale qui sont semblables à l'article 7 du Règlement P-6, lesquels sont rédigés dans le style « Quiconque contrevient au présent règlement [ou loi] commet une infraction et est passible d'une peine [ou amende] ». Cette façon de créer des infractions est parfaitement valable, mais cela ne veut pas dire pour autant que chaque article de la loi ou du règlement devient ainsi créateur d'une infraction distincte. Certains articles sont introductifs, créateurs de droits ou déclaratifs de principes. D'autres servent plutôt à interpréter des dispositions ou à préciser leur portée.

L'application de l'article 7 du Règlement P-6 est facile lorsqu'il s'agit de le conjuguer avec les articles 3, 3.1 et 3.2 du même règlement puisque ces trois articles commencent par les mots « Il est interdit à quiconque participe ou est présent à une assemblée, un défilé ou un attroupement sur le domaine public » et sont suivis d'une description précise du comportement prohibé. L'article 2.1 du Règlement P-6 ne fait cependant pas l'objet d'une rédaction similaire. Il établit une condition préalable à la tenue d'une assemblée, d'un défilé ou d'un autre attroupement. Si cette condition n'est pas respectée, l'assemblée, le défilé ou l'attroupement peut être considéré comme tenu en violation du règlement. L'article 6 du Règlement P-6 indique, lui, que « toute personne doit se conformer immédiatement à l'ordre d'un agent de la paix de quitter les lieux d'une assemblée, d'un défilé ou d'un attroupement tenu en violation du présent règlement ». Il crée donc une infraction qui consiste à refuser de quitter les lieux à la suite d'un ordre d'un agent de la paix. Mais les défendeurs ne sont pas accusés d'avoir enfreint cet article et la poursuivante n'a jamais suggéré que ce dernier devait être invoqué comme source de l'infraction. Au contraire, la poursuivante a insisté pour dire que l'article 2.1 crée une infraction distincte de celle créée par l'article 6 et n'exige pas l'existence d'un ordre par un agent de la paix. Selon la poursuivante, l'infraction pour laquelle les défendeurs sont accusés est celle d'avoir participé ou d'avoir été présents à une assemblée, un défilé ou un autre attroupement dont l'itinéraire n'a pas été communiqué au directeur du service de police ou à l'officier responsable. Il y a un problème avec cette proposition.

Le problème avec cette proposition est que le conseil municipal de la Ville de Montréal (le conseil municipal) a spécifiquement inclus l'expression « Il est interdit à quiconque participe ou est présent à une assemblée, un défilé ou un attroupement sur le domaine public » à trois endroits dans le Règlement P-6, soit aux articles 3, 3.1 et 3.2, mais il n'a pas jugé bon d'inclure ces termes à l'article 2.1. Pourquoi le conseil municipal aurait-il pris la peine d'inclure et de répéter ces mots à trois occasions, dans trois articles différents du même règlement, sans le faire à l'article 2.1, si c'était sa volonté que ce dernier article soit lu de la même manière ? Par oubli ? Rien ne suggère ici que le conseil municipal a oublié d'inclure les mots « participer ou être présent » dans le libellé de l'article 2.1. Il est bien plus raisonnable de conclure que le conseil municipal savait ce qu'il faisait en adoptant ce dernier article ; il n'entendait pas faire de celui-ci un article créateur d'infraction ou, à tout le moins, n'entendait pas créer une infraction du simple fait d'avoir participé ou d'avoir été présent à une manifestation dont l'itinéraire n'a pas été fourni.

La similarité de la présente affaire avec l'affaire Sales-Matic, Ltd. c. Hinchliffe est frappante. Dans les deux affaires, un énoncé de principe général est invoqué à tort comme source de l'infraction alléguée, alors que les vraies infractions sont énoncées dans les dispositions précises qui suivent. Par ailleurs, dans les deux affaires, l'énoncé de principe déclare illégale une activité qui, par sa nature, implique un grand nombre de personnes qui n'ont pas toutes la même implication ni le même rôle : certaines organisent, certaines participent activement et d'autres participent passivement. Si une disposition qui annonce que « toutes les loteries sont illégales » ne crée pas une infraction, il s'ensuit qu'une disposition qui déclare illégal « tout assemblée, défilé ou attroupement dont l'itinéraire n'a pas été communiqué » ne doit pas en créer non plus. On ne se servirait pas de la première disposition pour accuser une personne trouvée en possession d'un billet de loterie acheté au dépanneur comme on ne se servirait pas de la deuxième disposition pour accuser une personne trouvée présente sur un trottoir public au moment d'une manifestation non annoncée.

En bout de piste, la poursuivante plaide que s'il est décidé que le chef d'accusation ne comporte pas une infraction connue en droit, un grand nombre d'autres dossiers risqueraient d'être touchés. Cet argument ne peut être retenu. Il n'est pas légal d'accuser une personne d'une infraction qui n'existe pas en droit. Ce n'est pas parce qu'un grand nombre de personnes sont accusées de la même infraction que la chose est plus légale.

Somme toute, le chef d'accusation auquel font face les défendeurs ne correspond à aucune infraction créée par une loi en vigueur au moment des faits.

Reste à savoir si ce chef doit être rejeté ou modifié. L'article 184 du Code de procédure pénale (C.p.p.) permet, certes, de corriger un vice dans un chef d'accusation par une modification du constat d'infraction. Son libellé suggère implicitement toutefois que cette modification doit être demandée par le poursuivant. Autrement dit, la modification ne peut être apportée proprio motu par le juge. Et pour bonne cause, car cette interprétation fait en sorte que le poursuivant conserve la maîtrise de sa poursuite. Or, en l'espèce, la poursuivante n'a présenté aucune demande de modification du chef d'accusation. De toute façon, une telle demande de la part de la poursuivante n'aurait probablement pas pu être accordée, car un juge ne peut modifier un chef d'accusation que s'il est convaincu qu'il n'en résultera aucune injustice. Ici, modifier le chef d'accusation presque deux ans après les événements, et après que tous les témoins de la poursuivante eurent été contre-interrogés et libérés, causerait certainement une injustice. Par conséquent, le chef d'accusation auquel font face les défendeurs doit être rejeté.

Normalement, cette décision devrait mettre fin au procès. Mais les défendeurs ont aussi présenté, de façon subsidiaire, une demande de non-lieu. Puisque la décision de rejeter le chef d'accusation peut être infirmée en appel, et puisque la demande de non-lieu a été entièrement plaidée par les deux parties, il serait préférable de se prononcer sur cette demande subsidiaire.

Pour pouvoir se prononcer sur la demande de non-lieu, il faut partir de l'hypothèse que les constats d'infraction contiennent bel et bien une infraction créée par une loi en vigueur au moment des faits. S'il y a une infraction à l'article 2.1 du Règlement P-6, elle ne peut viser que celui qui « tient » une assemblée, un défilé ou un attroupement sans avoir remis à la police le lieu et l'itinéraire. Et, comme le soutiennent les défendeurs, celui qui « tient » l'assemblée, le défilé ou l'attroupement doit nécessairement être impliqué dans son organisation. Il est logique de conclure que, pour diriger ou gérer une assemblée, un défilé ou un groupe de personnes, il faut avoir une certaine autorité sur eux, ne serait-ce qu'une autorité morale. Et pour pouvoir fournir à la police l'itinéraire d'une manifestation « au préalable », il faut nécessairement avoir été impliqué dans son organisation « au préalable ». Or, en l'espèce, il n'y a aucune preuve que les défendeurs ont été impliqués dans l'organisation de la manifestation du 22 mars 2013. Il y a alors une absence totale de preuve sur un élément essentiel de l'infraction et, par conséquent, la demande de non-lieu doit être accueillie.

Étant donné que la poursuivante continue d'affirmer que l'infraction créée par l'article 2.1 du Règlement P-6 est d'avoir participé ou d'avoir été présent à une assemblée, un défilé ou un autre attroupement dont l'itinéraire n'a pas été communiqué à la police, il est opportun de poursuivre l'analyse et de déterminer s'il existe une preuve quelconque, directe ou indirecte (y compris une preuve circonstancielle), de chaque élément essentiel d'une telle infraction. Le témoignage de l'inspecteur en chef du SPVM confirme l'existence de la manifestation du 22 mars 2013 et la non-divulgation de l'itinéraire de cette manifestation. Ce témoin n'a cependant jamais vu les défendeurs le jour de cette manifestation. De leur côté, les sergents-détectives témoignent n'avoir vu aucune infraction ce même jour. En effet, toutes les personnes accusées avaient été arrêtées avant leur arrivée sur les lieux. Il ne reste alors que les constats d'infraction. La poursuivante nous demande de considérer ces derniers comme des preuves de ce qui est écrit dans les sections A (identité et coordonnées du défendeur), B (description de l'infraction) et C (lieu).

Le constat d'infraction a un double rôle. Son premier est procédural : le constat met en marche la procédure d'accusation. Son deuxième est de servir de preuve - le constat peut tenir lieu du témoignage de l'agent de la paix - à la condition que ce dernier atteste, sur le constat, qu'il a lui-même constaté les faits qui y sont mentionnés. Dans la présente affaire, l'attestation sur le constat d'infraction remis au défendeur A.K. n'a jamais été signée. L'absence de signature équivaut à une absence d'attestation. En l'absence d'une attestation, ce constat ne peut pas tenir lieu de témoignage et, par conséquent, ne peut pas servir de preuve des faits qui y sont mentionnés. Décider le contraire porterait atteinte à la présomption d'innocence, car une simple allégation non appuyée par l'attestation d'un témoin serait considérée comme une preuve permettant d'entraîner une déclaration de culpabilité et obligeant un défendeur à prouver son innocence. Il y a donc une absence totale de preuve que le défendeur A.K. a commis l'infraction alléguée par la poursuivante.

Dans le cas des défendeurs Patrick René et Éric Thibeault Jolin, les attestations sur les constats d'infraction sont signées. Les sergents-détectives qui ont apposé leur signature sur ces attestations ont toutefois nié avoir constaté eux-mêmes la commission d'une infraction. Ces rétractations enlèvent toute valeur légale aux attestations et, par conséquent, toute valeur de preuve aux constats d'infraction. La poursuivante plaide qu'il ne faut pas que la forme l'emporte sur le fond. Il est vrai que l'article 29 C.p.p. permet au fond de l'emporter sur la forme dans le cas d'une simple « irrégularité » dans la signification de tout acte de procédure. Cet article ne s'applique cependant qu'à la signification des actes de procédure. Il ne s'applique pas aux autres fonctions des actes de procédure, et encore moins à la fonction de preuve du constat d'infraction.

Même si la façon de travailler lors de la manifestation a été décidée par des officiers supérieurs du SPVM pour des fins de logistique et pour éviter d'avoir beaucoup de témoins à la cour en même temps, cela n'enlève rien à la gravité des gestes posés. Puisqu'un constat d'infraction attesté a la même valeur qu'un témoignage sous serment, une fausse attestation sur un constat d'infraction est aussi grave qu'un faux témoignage rendu à la cour. La banalisation de cette violation de la loi par des officiers supérieurs est ahurissante. Non seulement la procédure ordonnée risquait de faire condamner des innocents, mais elle ébranle aussi sérieusement la confiance qu'on peut avoir dans la preuve documentaire qui est utilisée chaque année dans des milliers de poursuites pénales. Nul n'aurait pu imaginer qu'un ordre serait donné par des officiers supérieurs de faire rédiger de fausses attestations lors d'arrestations massives.

Somme toute, les fausses attestations sur les constats d'infraction enlèvent à ces derniers toute valeur légale comme preuve des faits en litige. Le résultat est une absence totale de preuve de la commission d'une infraction par les défendeurs Patrick René et Éric Thibeault Jolin.

Pour les motifs qui précèdent, les défendeurs sont acquittés de l'infraction reprochée.


Ce résumé est également publié dans La référence, le service de recherche juridique en ligne des Éditions Yvon Blais. Si vous êtes abonné à La référence, ouvrez une session pour accéder à cette décision et sa valeur ajoutée, incluant notamment des liens vers les références citées et citant.

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