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La déclaration qu’un homme transgenre a faite à la police est déclarée irrecevable en preuve. Tout au long de son interrogatoire, cet homme a été mégenré, en plus de se voir poser des questions humiliantes, dénigrantes et déplacées. Cette conduite policière a contribué à créer un climat d'oppression. Elle est également choquante pour la collectivité.

Résumé de décision : R. c. Lévesque., EYB 2022-518215, C.Q., 14 décembre 2022
La déclaration qu’un homme transgenre a faite à la police est déclarée irrecevable en preuve.

L'accusé fait face à des accusations d'incendie criminel. Selon la thèse du ministère public, il aurait intentionnellement laissé une boîte de pizza vide sur deux ronds allumés de la cuisinière de son appartement. Et pendant que la boîte de pizza fumait, il aurait quitté l'appartement en fermant la porte derrière lui. Avant de commencer le procès, il y a lieu de déterminer l'admissibilité de la déclaration que l'accusé a faite aux policiers. Cette déclaration a été enregistrée et elle dure environ deux heures et demie. Malgré les incitations et les encouragements de l'enquêtrice qui a mené l'interrogatoire, l'accusé nie toute responsabilité dans l'incendie criminel. Même lorsqu'il est confronté à des preuves du contraire, il maintient obstinément sa position. Toutefois, il en dit juste assez pour établir qu'il avait l'opportunité exclusive de mettre le feu à son appartement. Le ministère public soutient avoir fait la preuve hors de tout doute raisonnable que la déclaration a été faite librement et volontairement et dans le respect des droits constitutionnels. De son côté, l'accusé considère que la déclaration ne peut être qualifiée de libre et volontaire, car elle a été faite dans un climat d'oppression. Ce climat d'oppression résulterait de ce qui suit : 1) l'accusé — un homme transgenre — a été volontairement et sciemment mégenré pendant toute la durée de l'interrogatoire ; 2) les questions et commentaires de l'enquêtrice concernant les moeurs sexuelles de l'accusé ; et 3) le statut incertain de l'accusé lors de l'interrogatoire.

D'emblée, il est vrai qu'en salle d'interrogatoire, lors de la mise en garde, l'enquêtrice a informé l'accusé qu'il était « détenu » pour ensuite se corriger — au milieu de la phrase — en lui disant qu'il était plutôt là « pour être interrogé ». Ce faux pas initial de l'enquêtrice n'a cependant eu aucune conséquence sur son devoir d'informer l'accusé de sa situation. Tout d'abord, l'enquêtrice s'est rapidement corrigée. Ensuite, elle a répété à l'accusé, après que ce dernier eut parlé avec une avocate, qu'il était au poste « pour répondre à des questions ».

Il semble également que l'avocate avec qui l'accusé a parlé lui aurait donné un conseil inapproprié, à savoir faire une déclaration. Cela dit, les policiers n'ont aucun contrôle sur les conseils qu'un avocat donne à une personne. Leur devoir est de faciliter la communication avec un avocat et de s'abstenir de solliciter des preuves jusqu'à ce que l'accusé exerce son droit à l'avocat. Si, effectivement, l'accusé a été mal conseillé par l'avocate, ce n'est pas la faute de la police.

Par contre, comme l'accusé était au poste de police pour répondre à des questions — et non comme détenu —, il était libre de partir à tout moment. Or, cela ne lui a jamais été dit. Certes, l'accusé n'a pas tenté de se lever et de partir. Mais dans les circonstances, il n'est pas déraisonnable de croire qu'il a eu le sentiment qu'il n'avait pas le choix de rester dans la salle d'interrogatoire et de répondre aux questions. Les interrogatoires dans les postes de police sont intrinsèquement coercitifs et privatifs de liberté. À l'exception des criminels expérimentés — ou des personnes fermes et informées —, très peu de gens pensent qu'ils peuvent mettre fin à tout moment à un interrogatoire et sortir d'un poste de police sans la moindre opposition. De plus, dans la présente affaire, la coercition inhérente à un interrogatoire de police a été aggravée par le caractère accusatoire de l'interrogatoire. Il ne s'agissait pas seulement de répondre à quelques questions. Tout le long de l'interrogatoire, l'accusé a été confronté avec les incohérences dans sa déclaration en plus d'être incité à admettre sa culpabilité. L'accusé n'avait (à ce moment-là) ni la force ni la détermination — et encore moins les connaissances nécessaires — pour mettre un terme à l'interrogatoire.

Le manque d'information quant au fait que l'accusé était libre de partir ne s'inscrit pas exactement dans la jurisprudence traditionnelle pour déterminer le caractère volontaire d'une déclaration. Il y a lieu de rappeler, toutefois, que la règle des confessions s'attache à la question du caractère volontaire, considérée au sens large. Un choix utile de parler ou non à la police requiert une connaissance des options réelles qui sont légalement disponibles. En l'espèce, l'absence d'information quant au fait qu'il était libre de partir a potentiellement compromis la capacité de l'accusé de faire un choix valable de renoncer à son droit de garder le silence. Sans cette information, le libre arbitre de l'accusé a été usurpé. Ainsi, la déclaration n'était pas libre et volontaire.

La conclusion qui précède est suffisante pour clore cette affaire. Toutefois, dans l'éventualité où l'on se tromperait, il faut se pencher sur la question de savoir si la déclaration est admissible suivant les règles de confession de la common law. Le caractère volontaire d'une déclaration ne concerne pas seulement la question de savoir si les aveux de l'accusé ont été induits par des menaces ou des promesses ; il s'agit d'un concept plus large axé sur la protection des droits de l'accusé et l'équité du processus pénal. Il faut donc tenir compte de toutes les circonstances dans lesquelles l'accusé a parlé pour déterminer si sa déclaration à la police a été faite volontairement.

Le fait de se faire mégenrer peut sembler anodin pour les personnes responsables de cette erreur, mais de tels actes irréfléchis font souvent des ravages dans l'état psychologique de la personne transgenre concernée. Selon la documentation déposée par la défense (sans opposition par le ministère public), lorsqu'une personne transgenre est mégenrée, elle peut se sentir méprisée, invalidée, rejetée, aliénée ou dysphorique (souvent tout cela à la fois). L'erreur sur le genre peut également entraîner de la détresse et de l'anxiété chez la personne concernée. En l'espèce, parce qu'il a été mégenré tout le long de l'interrogatoire, l'accusé a vécu beaucoup de stress et d'anxiété. Dans des circonstances ordinaires, l'accusé se donne comme devoir de corriger la personne commettant l'erreur sur son genre. Mais au poste de police, il ne voulait pas offusquer l'enquêtrice. Il ne voulait pas non plus « déranger » de crainte que cela ne retarde la réintégration dans son appartement. Il y a plus déconcertant encore. L'enquêtrice a posé une série de questions inappropriées à l'accusé concernant ses moeurs ou ses pratiques sexuelles. Ces questions étaient profondément humiliantes et dégradantes.

Même s'il n'y a pas eu de violence ou de menace de violence, le mégenrage et les questions humiliantes et déplacées de l'enquêtrice ont contribué à créer un climat d'oppression. L'humiliation et le dénigrement peuvent être tout aussi blessants que la douleur physique et tout aussi stressants et oppressants qu'un interrogatoire prolongé, insistant et accusatoire mené par un policier déterminé. Le traitement qu'a subi l'accusé a fait naître chez lui des sentiments de peur, d'angoisse et d'infériorité propres à l'humilier. On ne croit pas que l'enquêtrice ait intentionnellement mégenré l'accusé. On ne croit pas non plus que l'enquêtrice ait délibérément posé des questions personnelles afin de dénigrer l'accusé, l'humilier ou l'embarrasser. Il ne s'agissait que d'une tactique maladroite pour gagner la confiance de l'accusé et le convaincre de passer aux aveux. Cela dit, l'intention de l'enquêtrice n'est pas pertinente. Ce qui est important, c'est l'effet de la conduite policière sur l'accusé.

Somme toute, la conduite policière a eu comme conséquence de miner la capacité de l'accusé d'affirmer son droit au silence.

Par ailleurs, la conduite policière choque la collectivité. Bien que les tribunaux doivent veiller à ne pas limiter indûment les enquêtes de la police, ils ne peuvent accepter les tactiques policières qui comprennent des questions ayant pour effet de dénigrer et d'humilier un suspect. L'enquêtrice a ici clairement dépassé les bornes en posant des questions sur les aspects les plus intimes et privés de la vie de l'accusé. Qui plus est, ces questions n'étaient nullement pertinentes pour l'enquête policière. L'enquêtrice aurait dû savoir que sa conduite était inacceptable et inappropriée.

Et si l'on avait tort de conclure que la conduite policière choque la collectivité, la déclaration devrait quand même être exclue pour des raisons d'équité et de manque de respect envers l'accusé. Dans une société démocratique, la police doit se comporter conformément aux exigences de la dignité humaine et de la liberté individuelle. Puisque la police a manqué ici à son devoir, la Cour a l'obligation morale de dénoncer et de se distancer de ce comportement.

Pour tous ces motifs, la déclaration de l'accusé est déclarée irrecevable en preuve.

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