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Le gouvernement du Québec devra payer des dommages-intérêts compensatoires et punitifs totalisant 385 000 $ à Jean Charest, en application de l’article 167 de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels.

Résumé de décision : Charest c. Procureur général du Québec EYB 2023-520049, C.S., 4 avril 2023.
Le gouvernement du Québec devra payer des dommages-intérêts compensatoires et punitifs totalisant 385 000 $

Jean Charest, qui a été premier ministre du Québec de 2003 à 2012, réclame des dommages-intérêts compensatoires et punitifs à l’État québécois, à la suite de la divulgation illégale, par le Commissaire à la lutte contre la corruption, de plusieurs renseignements personnels le concernant. Ces renseignements avaient été obtenus dans le cadre de l’« enquête Mâchurer », déclenchée en 2014 par l’Unité permanente anticorruption (UPAC) que le Commissaire dirige. Ils ont été divulgués à au moins un média, qui les a mentionnés dans un article qui a été publié en avril 2017 dans le Journal de Montréal. Ils ont ensuite été repris dans un livre paru en 2019. Il est à noter que, sitôt informé du contenu de l’article de journal, le Commissaire a initié une enquête administrative pour « cibler les origines de la transmission de ces documents aux différents médias ». Dix jours plus tard, le Commissaire a confirmé que les informations publiées dans le Journal de Montréal avaient été divulguées par un membre de l’UPAC, membre dont il ignorait toutefois l’identité. Encore à ce jour, ce membre n’a pas été identifié.

Il n’est pas contesté que, en vertu des larges pouvoirs qui lui sont accordés par la Loi concernant la lutte contre la corruption, l’UPAC a le droit d’obtenir des renseignements personnels colligés et détenus par d’autres organismes publics sans que la personne concernée en soit informée. Ce que M. Charest reproche au Commissaire, c’est d’avoir divulgué à des tiers les renseignements personnels obtenus à son sujet, qu’il avait pourtant l’obligation de protéger en vertu de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la protection des renseignements personnels (la Loi).

Le Procureur général du Québec (PGQ), qui représente le gouvernement du Québec, admet que les renseignements personnels de M. Charest qui ont été publiés par le Journal de Montréal proviennent d’un dossier d’enquête de l’UPAC. La prépondérance de la preuve démontre qu’un membre de l’UPAC est à l’origine de la fuite. Le PGQ a fait une admission en ce sens devant la Cour suprême, dans l’affaire Denis c. Côté. Le Commissaire a donc failli à son obligation de protéger les renseignements personnels de M. Charest qu’il détenait. Cela donne ouverture au recours civil prévu par l’art. 167 de la Loi.

M. Charest a témoigné du préjudice moral que lui cause l’atteinte illicite à son droit à la protection de ses renseignements personnels. Pour compenser ce préjudice, une somme de 35 000 $ lui est accordée. Contrairement à ce que plaide le PGQ, les renseignements personnels divulgués ici ne sont pas banals. Le PGQ a tort également de prétendre que M. Charest ne pouvait pas avoir une expectative de vie privée importante, compte tenu des fonctions qu’il occupait à l’époque. Premièrement, M. Charest n’occupait pas une fonction publique lorsque l’enquête Mâchurer a été lancée ni au moment de la divulgation des renseignements en cause. Deuxièmement, il n’y a rien dans la preuve qui permet de conclure qu’il a acquiescé à être la victime d’une divulgation illégale de ses renseignements personnels ou, pour employer les termes de l’art. 65.1 de la Loi, qu’il a consenti à ce que l’UPAC utilise ces informations à des fins autres que celles pour lesquelles elles ont été recueillies. D’un autre côté, le préjudice de M. Charest n’atteint pas le niveau d’une détresse psychologique importante qui justifierait de lui accorder des dommages-intérêts compensatoires supérieurs à 35 000 $.

M. Charest réclame aussi au gouvernement des dommages-intérêts punitifs. Sa réclamation s’appuie sur deux sources distinctes : l’art. 49 de la Charte québécoise et l’art. 167 de la Loi.

L’art. 49 de la Charte permet de condamner à des dommages-intérêts punitifs l’auteur d’une atteinte illicite et intentionnelle à un droit protégé par la Charte. En l’instance, M. Charest invoque une atteinte illicite et intentionnelle à son droit au respect de sa vie privée. Cependant, il n’a pas démontré que le gouvernement est l’auteur de cette atteinte. Il ne peut donc pas se voir accorder des dommages-intérêts punitifs en vertu de cet article. En revanche, l’art. 167 de la Loi ne requiert pas que l’on identifie l’auteur de l’atteinte au droit à la protection des renseignements personnels. En vertu de cet article, des dommages-intérêts punitifs sont accordés par le tribunal en cas d’atteinte intentionnelle au droit à la protection des renseignements personnels ou lorsque l’atteinte résulte d’une faute lourde. En l’instance, l’atteinte est intentionnelle et elle résulte aussi d’une faute lourde. En effet, il y a eu contravention à au moins six lois de la part du Commissaire ou de l’un ou plusieurs membres de l’UPAC. Cela dénote une insouciance, une imprudence et une négligence grossières vis-à-vis ses obligations, pour reprendre les termes de l’art. 1474 C.c.Q. qui définit la faute lourde.

Le PGQ soutient que l’enquête criminelle en cours depuis 2018 et la possibilité de sanctions criminelles suffisent pour prévenir de futures fuites de renseignements personnels par le Commissaire. Cependant, ces sanctions criminelles étaient en place avant et pendant la période de huit ans au cours de laquelle les 54 fuites d’informations personnelles identifiées par le Bureau des enquêtes indépendantes ont eu lieu et, à l’évidence, elles n’ont pas eu d’effet dissuasif sur le ou les auteur(s) des fuites. À notre avis, un montant significatif de dommages-intérêts punitifs est nécessaire pour dénoncer l’atteinte intentionnelle et la faute lourde identifiées ici, ainsi que pour prévenir que quelqu’un d’autre agisse de la même manière dans le futur. Le montant minimal de 200 $ qui est prévu à l’art 167 de la Loi est insuffisant pour atteindre ces objectifs. Il faut fixer un montant substantiel, pour rappeler à tous les organismes publics du Québec qu’ils ont l’obligation de protéger les renseignements personnels qu’ils détiennent, même s’ils pensent tirer avantage d’une divulgation anonyme et illégale des informations privées d’une personnalité publique. Le tribunal fixe ce montant à 350 000 $.

La demande en dommages-intérêts de M. Charest est donc accueillie jusqu’à hauteur de 385 000 $.

La demande en injonction est rejetée, car l’art. 21 de la Loi concernant la lutte contre la corruption interdit spécifiquement de prononcer des injonctions contre l’UPAC.

La demande de M. Charest pour autorisation de modifier sa demande introductive d’instance modifiée afin d’y ajouter des conclusions qui traitent de l’abus de procédure est cependant accueillie. Le tribunal demeure donc saisi de cette question. Il accorde 30 jours à M. Charest pour notifier et déposer sa demande introductive d’instance remodifiée.

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