I. Introduction
L’arrêt Charles c. Boiron Canada Inc.1 fera sûrement couler beaucoup d’encre, et ce, non pas en raison des motifs de la Cour. C’est plutôt les commentaires en obiter de la juge Bich (auxquels souscrivent les juges Levesque et Savard2) sur le processus d’autorisation qui retiendront l’attention des praticiens et des magistrats. La thèse novatrice selon laquelle il serait temps de repenser – peut-être éventuellement d’éliminer – cette étape procédurale est non seulement surprenante, mais sans précédent.
II. Contexte
La demanderesse Andanna Charles achète le produit homéopathique « Oscillo » pour traiter la grippe de son enfant.
L’Oscillo a reçu l’approbation de Santé Canada et est vendu à l’échelle nationale.
Cependant, bien que la demanderesse utilise ce produit selon les indications, elle allègue n’avoir constaté aucun bienfait dont aurait bénéficié son enfant.
Quelques mois plus tard, la demanderesse aurait découvert l’existence de recours contre la défenderesse et elle a partagé cette découverte avec sa mère et une amie, qui aurait suggéré à la demanderesse de communiquer avec un avocat.
Plus particulièrement, la demanderesse affirme qu’elle aurait découvert « que l’Oscillo n’a aucun effet positif sur la santé et que ses ingrédients médicaux sont si dilués qu’ils ne se retrouvent pas dans le produit final »3.
Au soutien de ses prétentions, la demanderesse allègue l’existence d’actions collectives parallèles intentées aux États-Unis et dépose trois articles scientifiques qui mettent en doute l’efficacité du produit homéopathique en cause.
Le tribunal de première instance refuse d’autoriser l’action collective4.
Dans un premier temps, le tribunal est d’avis que la procédure repose sur une hypothèse plutôt que sur des faits palpables et que cette procédure est, de surcroît, contredite par un élément de preuve :
[98] […] However, in authorizing a class action, the Court has to base itself on concrete and objective facts as opposed to hypotheses. While the merits of homeopathy and the nature of the evidence required by Health Canada to issue a licence for a homeopathy product may be challenging subjects, the Court has to be concerned with the Petitioner's allegations and whether she has an "arguable case" to present.
[99] The Court is very mindful of the fact that a "generous" approach has to be used in assessing the conditions of authorization and that the authorization stage is not meant by the Legislator to decide of the merits of a claim. However, the very report which is at the basis of the "arguable case" of the Petitioner concludes to some efficiency of the Oscillo products.
Dans un second temps, le tribunal est d’avis que la demanderesse n’a pas fait le minimum pour se voir octroyer le statut de représentante de groupe :
[121] [F]or the word “adequately” of art. 1003d) C.C.P. to have any meaning, the proposed group representative has to be more than a mere “figurant”, whose essential feature is to have met the bare minimum condition to be a member of the proposed group; such representative has to show the Court that, through some steps, albeit small ones, he or she distinguishes himself or herself from a group member, through enquiries or initiatives which illustrate his or her interest to play the role of representative.
Bref, la demanderesse n’aurait été qu’un prête-nom, sans plus.
III. Arrêt de la Cour (les honorables Bich, Levesque et Savard)
Sous la plume du juge Levesque, la Cour d’appel infirme la décision de première instance et autorise l’action collective.
En ce qui concerne le critère de la cause défendable (par. 575(2) C.p.c.), la Cour observe que le tribunal de première instance s’est livré à une étude trop poussée de la preuve :
[44] Je suis d'avis, et cela dit avec le plus grand respect, que le juge de première instance, tout en exposant adéquatement les principes qu'il lui fallait appliquer au stade de la demande d’autorisation, s’en est clairement éloigné. Il s’adonne à une étude au fond de la question en opposant les éléments de preuve déposés par l'appelante aux arguments de l’intimée, ainsi qu’en retenant que le processus d’approbation d’un produit homéopathique par Santé Canada est fiable.
En ce qui concerne le critère du représentant adéquat (par. 575(4) C.p.c.), la Cour conclut que le tribunal de première instance a été trop sévère envers la demanderesse.
Invoquant les enseignements de l’arrêt Sibiga c. Fido Solutions inc.5, la Cour énonce que la demanderesse « comprend bien les allégations de la demande amendée, qu’elle s’implique dans le processus judiciaire et qu’elle saisit que d’autres consommateurs aient pu être trompés, comme elle, par les termes évocateurs utilisés par l’intimée pour promouvoir l’Oscillo »6.
La Cour ajoute que « la preuve relative à l’implication de madame Charles ainsi qu’à sa capacité de représenter le groupe, dans une approche souple et libérale, satisfait les exigences minimales de l’alinéa 1003d) C.p.c. et que celle-ci peut agir comme représentante des membres du groupe proposé »7.
III. L’obiter de la juge Bich
Dans un obiter de 12 paragraphes, la juge Bich commente l’état du droit en matière d’actions collectives.
L’utilité du processus d’autorisation retient particulièrement son attention. Selon la juge Bich, ce processus serait devenu presque formaliste et pourrait vraisemblablement se voir remplacer par d’autres procédures qui visent l’abus de droit :
[71] L'action collective (désormais régie par les art. 574 et s. du nouveau Code de procédure civile) n'est plus une institution procédurale nouvelle, elle a conquis ses galons, elle est connue et bien intégrée au processus judiciaire : a-t-on toujours besoin que la porte d'entrée soit verrouillée et doive être déverrouillée au cas par cas, de cette manière ? Et, parlant de porte, le « seuil peu élevé » que décrit la Cour suprême, notamment dans l'arrêt Infineon, justifie-t-il que l'on consacre autant d'efforts et de ressources à cette pré-instance ? S'il ne s'agit que d'écarter les actions manifestement mal fondées ou frivoles à leur lecture même, ne serait-il pas opportun de laisser la fonction au domaine ordinaire de l'irrecevabilité ou à celui de l'abus au sens des articles 51 et s. n.C.p.c. (précédemment art. 54 et s. C.p.c.). (Nos soulignements)
La juge Bich note également les coûts de l’autorisation, qui utilise « des ressources judiciaires importantes » et nécessite un processus disproportionné et complexe :
[72] En pratique, par ailleurs, le processus d'autorisation préalable de l'action collective, dans son cadre actuel, consomme des ressources judiciaires importantes, dont la rareté s'accommode mal de ce qui paraît un déploiement d'efforts sans proportion avec le résultat atteint, qui s'obtient au prix d'un engorgement difficilement supportable. C'est également un processus coûteux pour les parties, lent (parfois même interminable), donnant lieu à des débats qui, dans la plupart des cas, seront de toute façon repris sur le fond si l'action est autorisée et généreront encore diverses disputes interlocutoires. Et ceci sans parler du droit d'appel qui coiffe le tout, multipliant les occasions de faire durer les préliminaires, un droit d'appel que le législateur, pour d'insaisissables raisons, a récemment choisi d'élargir. (Nos soulignements)
De plus, la juge Bich est d’opinion que le modèle de l’action collective – qui se fonde sur l’étape préliminaire de l’autorisation – ne fonctionne pas et qu’il doit donc être « carrément rénové » :
[74] [...] Je serais de mon côté portée à dire que si la pratique, après 38 ans, n'arrive pas à donner vie à la théorie, c'est que la théorie est défaillante ou dépassée ou que le modèle qui prétend l'incarner a besoin d'être non pas simplement rafistolé ou retouché, mais carrément rénové. J'évoque plus haut la possibilité que le processus d'autorisation soit supprimé ou, mieux peut-être, intégré à l’instance elle-même, mais d'autres, avec lesquels on pourrait tout aussi bien être d’accord, suggèrent plutôt de le renforcer, pour lui donner le mordant qu'on lui a jusqu'ici refusé. Quoi qu'il en soit, il serait temps que le législateur se penche sur la question et l'on s'étonne d'ailleurs que la chose n'ait pas été au programme de la dernière réforme du Code de procédure civile. (Nos soulignements)
Qu’une action collective prenne plus de quatre ans avant de se rendre jusqu’au fond représente, par ailleurs, « un prix individuel et systémique qui ne peut être ignoré »8.
III. Commentaire de l’auteur
Alors que les motifs du juge Levesque sont essentiellement conformes avec ceux de la Cour d’appel dans l’arrêt Sibiga, l’obiter de la juge Bich invite une réflexion plus profonde, dont voici une esquisse préliminaire :
- La jurisprudence, tout comme la doctrine, enseigne que le processus d’autorisation est une étape essentielle. Cette étape existe puisque l’action collective « est le moyen de procédure qui permet à une personne d’agir en demande, sans mandat, pour le compte de tous les membres d’un groupe »9. L’absence d’un mandat fait en sorte qu’une décision rendue dans le cadre d’une action collective peut compromettre les droits de personnes qui n’ont jamais approuvé la procédure et qui ne connaissent pas nécessairement son existence. Ce particularisme n’est pas sans conséquence. Comme l’explique le professeur Lafond, « [d]ans un système où la liberté d’exercer ses droits et l’autonomie d’action se veulent de rigueur, la requête pour autorisation revêt un caractère dérogatoire important »10. Il ajoute que « l’étape de l’autorisation se veut beaucoup plus qu’une simple formalité à remplir »11. Même dans l’arrêt Sibiga, cité avec approbation par la Cour d’appel, le juge Kasirer écrit :
- The Supreme Court has taken pains to say that however liberal the standard at authorization, a class action cannot rest on allegations that are vague or imprecise or be hostage to a plaintiff who is unqualified to represent members of the class. A lack of rigour at authorization can indeed weigh down the courts with ill-conceived claims, creating the perverse outcome that the rules on class actions serve to defeat the very values of access to justice they were designed to champion. (Nos soulignements)12
- Que la porte de l’action collective soit « verrouillée » d’emblée est la conséquence nécessaire d’une procédure par laquelle une personne qui est sans mandat puisse agir pour le compte d’un univers d’individus qu’elle ne connaît pas et qu’elle ne représente pas encore. Le fardeau est donc forcément la sienne. Renverser ce fardeau irait contre la logique, voire la justification, du régime de l’action collective. Ce n’est pas à l’intimé de démontrer le caractère abusif ou frivole de la demande, mais au demandeur de démontrer que chacun des critères de l’article 575 C.p.c. est rempli. Il ne s’agit pas là d’une simple nuance, mais d’une question de principe dont on ne saurait minimiser l’importance. Que tous les régimes d’actions collectives de l’Amérique du Nord comportent un processus d’autorisation n’est d’ailleurs pas un constat anodin.
- Il ne fait aucun doute qu’une action collective puisse consommer des ressources importantes et s’avérer lente à l’occasion, bien que les juges gestionnaires de l’instance soient plus proactifs qu’auparavant. Toutefois, l’action collective existe justement pour assurer l’économie judiciaire. Comme l’énonce la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Western Canadian Shopping Centres c. Dutton, « par le regroupement d’actions individuelles semblables, les recours collectifs permettent de faire des économies au plan judiciaire en évitant la duplication inutile de l’appréciation des faits et de l’analyse du droit »13. Or, « [l]es gains en efficacité ainsi réalisés libèrent des ressources judiciaires qui peuvent être affectées à la résolution d’autres conflits, et peuvent également réduire le coût du litige à la fois pour les demandeurs (qui peuvent partager les frais) et pour les défendeurs (qui contestent les poursuites une seule fois) »14. Il serait ainsi discutable de dénaturer l’action collective québécoise pour des raisons relevant de l’économie judiciaire alors que sa mission même est d’éviter la duplication des procédures et de réduire l’engorgement des tribunaux. En d’autres mots, les coûts qu’occasionne le processus d’autorisation sont plus que compensés par les économies auxquelles il donne ouverture.
- Il est fort improbable que le législateur québécois décide de modifier l’autorisation compte tenu de la récente réforme procédurale. Ceci étant dit, les juges disposent des outils nécessaires pour s’assurer que les critères de l’article 575 C.p.c. s’avèrent plus que théoriques. Outre la jurisprudence, qui insiste sur une lecture souple mais rigoureuse de cette disposition, il y a l’article 18 C.p.c., qui prévoit que « [l]es juges doivent [respecter le principe de la proportionnalité] dans la gestion de chacune des instances qui leur sont confiées, et ce, quelle que soit l’étape à laquelle ils interviennent ». Selon la ministre de la Justice, « [c]et article étend la portée du droit antérieur » et « vise à inciter tous les intervenants à rechercher une meilleure adéquation » (nos soulignements). N’est-il pas possible de voir dans le nouvel article 18 C.p.c. un renforcement de la discrétion dont jouit le tribunal de première instance ? N’est-il pas également possible d’y voir un rehaussement de la norme d’intervention en matière d’autorisation ? Le « mordant » est peut-être déjà là ; encore faut-il lui donner effet, à l’étape de l’autorisation comme en appel.
1 2016 QCCA 1716.
2 Ibid., par. 2.
3 Ibid., par. 22.
4 Charles c. Boiron Canada inc., 2015 QCCS 312 (hon. Louis Lacoursière).
5 2016 QCCA 1299 (hon. Thibault, Kasirer et Gagnon).
6 Supra note 1, par. 60.
7 Ibid., par. 61.
8 Ibid., par. 75.
9 Art. 571 C.p.c. Nos soulignements.
10 Pierre-Claude LAFOND, Le recours collectif comme voie d’accès à la justice, Montréal, Les Éditions Thémis, 1996, p. 349.
11 Ibid.
12 Supra note 5, par. 14. Nos soulignements.
13 Western Canadian Shopping Centres Inc. c. Dutton, [2001] 2 RCS 534, par. 27.
14 Ibid.