La Cour fédérale rendait fin octobre une décision très intéressante en matière de marques de commerce, par sa décision Energizer Brands, LLC v. The Gillette Company (2018 FC 1003). Cette affaire implique les fabricants de piles Energizer et Duracell, dans un débat judiciaire lié à la présence sur des emballages d’une mention comprenant l’équivalent du mot « lapin », alors que la mascotte concurrente est justement de cette espèce. La question qui se pose ici est donc notamment de savoir dans quelle mesure on peut se plaindre, devant un tribunal, d’une référence indirecte à une marque de tiers sur des emballages. Par exemple, si mon concurrent adopte une espèce animale en particulier comme emblème associé à sa marque, en droit, puis-je faire mention de ce type d’animal sur mes propres emballages ?
Fait intéressant, la trame de faits de cette histoire débute dans les années 1980, alors que la marque de piles Duracell adopte un personnage de lapin rose, en tant que mascotte de la marque. Duracell décline alors son lapin énergique dans toutes sortes de publicités, particulièrement télévisuelles, avant de l’abandonner vers la fin des années 1980. La mise à la retraite du lapin Duracell n’échappe alors pas à l’attention de sa grande rivale. En effet, peu de temps après, Energizer créée sa propre mascotte de lapin rose énergique. Oui, vraiment ! Avouez qu’avec un tel début, rien de surprenant que ces parties se retrouvent éventuellement devant les tribunaux.
Près de trente ans plus tard, malgré une brève apparition il y a quelques années (lors du lancement des piles Duracell Quantum), le lapin Duracell n’est qu’un vague souvenir pour la plupart des consommateurs canadiens. Par ailleurs, à force de campagnes publicitaires soutenues, les Canadiens connaissent dorénavant bien le lapin Energizer, qu’on associe largement dorénavant à l’identité de cette marque de piles.
Les procédures judiciaires qui mènent à la décision dont nous faisons état dans notre billet d’aujourd’hui sont déclenchées par l’ajout relativement récent, par Duracell, de la mention « THE BUNNY BRAND » à certains de ses emballages de piles. Sans grande surprise, pour Energizer, une telle référence à un lapin (« bunny ») sur des emballages concurrents pose problème. Selon elle, cette façon de mettre en marché des piles Duracell s’approche tout simplement trop d’une marque par rapport à laquelle elle possède une série d’enregistrements, notamment quant au dessin de sa mascotte. Bien qu’on ne soit pas ici en présence d’une contrefaçon comme telle (puisque l’image du lapin n’a pas été reproduite), la position d’Energizer est que même le simple fait de faire référence à un lapin comme l’a fait Duracell est susceptible de gruger un peu de ce qui constitue l’identité du lapin Energizer comme élément distinctif de son identité de marque.
La position d’Energizer repose sur l’existence d’un article généralement peu invoqué de la Loi sur les marques de commerce (la « LMC »), à savoir l’article 22, un article qui interdit la « dépréciation de l’achalandage ». Cet article énonce ainsi que : « Nul ne peut employer une marque de commerce déposée par une autre personne d’une manière susceptible d’entraîner la diminution de la valeur de l’achalandage attaché à cette marque de commerce ». Selon Energizer, l’usage du mot « BUNNY » sur des emballages de piles Duracell équivaut en quelque sorte à un emploi de la marque du lapin Energizer, entre autres parce qu’on y adjoint le mot « BRAND » pour créer une référence au plus gros concurrent de Duracell.
Devant la réclamation d’Energizer, Duracell tente de faire dérailler le recours, par une procédure visant à faire rayer une partie des paragraphes de la requête introductive. Cette tentative a pour résultat le jugement de la Cour fédérale dont il est ici question. Bien qu’il ne s’agisse pas d’un véritable jugement « au fond » de l’affaire, cette décision s’avère tout de même pertinente pour nous puisqu’il se prononce sur plusieurs points de droit intéressants, dont cet article 22.
Pour nos fins, la question qu’on adresse ici à la Cour fédérale est de savoir si la LMC permet d’intervenir dans un pareil cas de référence oblique à la marque d’un tiers. Le droit canadien permet-il d’agir contre un concurrent dont les emballages réfèrent indirectement à une marque comme une mascotte identifiée à tel ou tel animal ?
Malheureusement pour Duracell, au final, la Cour fédérale se refusera à rayer les paragraphes clés de la réclamation d’Energizer. Pour le tribunal, il n’est pas déraisonnable d’envisager que le comportement reproché à Duracell entraîne effectivement une dépréciation de l’achalandage d’Energizer quant à sa mascotte.
En l’occurrence, puisqu’on parle de produits directement concurrents, il ne se révèle pas déraisonnable de croire qu’un consommateur moyen puisse percevoir un lien (mentalement) au lapin Energizer, quand il observe un emballage de piles identifié comme étant associé à « THE BUNNY BRAND ». L’article 22 existe justement pour empêcher des concurrents de trop empiéter sur les droits d’une entreprise, en grugeant le lien mental que font intuitivement les consommateurs à un élément d’identité de la nature d’une marque de commerce. Or, la référence explicite à un lagopède sur un emballage concurrent se montrera à tout le moins susceptible de réduire la tendance du consommateur moyen à penser à Energizer quand il voit un lapin sur un emballage de piles. Il s’avère donc tout à fait concevable que le juge du procès éventuel puisse conclure à la dépréciation de l’achalandage d’Energizer quant à son emblème de lapin. En telles circonstances, pas question de rejeter purement et simplement cette partie de la réclamation d’Energizer ; la question mérite certainement qu’un tribunal s’y penche, au fond, de dire la Cour fédérale.
Au passage, le tribunal se refuse aussi à rayer la partie de la réclamation d’Energizer invoquant les paragraphes a) et d) de l’article 7 de la LMC. Comme chacun le sait, ces dispositions de la LMC interdisent les déclarations trompeuses (tendant à discréditer les produits d’un concurrent), ainsi que les fausses désignations de nature à tromper le public quant aux caractéristiques ou à la qualité d’un produit. Selon le tribunal, bien qu’il ne soit pas parfaitement clair qu’on puisse invoquer cet article de la LMC en pareilles circonstances, il s’avère possible que ces réclamations fondées sur l’article 7 tiennent la route. Le tribunal se refuse donc aussi à rayer les paragraphes de la requête invoquant une violation de l’article 7 de la LMC.
Compte tenu de ce jugement rendu fin octobre, les procédures d’Energizer contre Duracell, Gillette et Proctor & Gamble se poursuivront en Cour fédérale, en 2019, afin d’entendre les parties au fond. À suivre…